Cet article par Alain
Barbier Sainte Marie
est paru dans les Cahiers Edmond et Jules de Goncourt,
n° 7
1999-2000, p. 266 et suivantes.
Après Figaro, Le Figaro
C'est un tout petit cimetière
(72 ares), celui de l'ancien village d'Auteuil, 57 rue Claude Lorrain
(XVIe), protégé par
de hauts murs du bruit de la circulation de la rue Michel-Ange. Ouvert
en 1800,
il a recueilli notamment les dépouilles de la veuve du philosophe
Helvétius, d'Hubert Robert, de Carpeaux, de Gavarni, de Charles
Gounod. Sur le bord oriental de cette oasis de calme, dans la 8e division,
une chapelle surmontée d'un tronc de pyramide graduée attire
l'œil. C'est celle de la famille Villemessant. Là, reposent
onze membres de cette gens, avec le plus célèbre, Hippolyte
de Villemessant, le résurrecteur de Figaro et l'animateur du Figaro,
quotidien dont le titre est encore présent dans les kiosques depuis
près de 150 ans.
Villemessant perce avec Figaro
Pendant un quart de siècle, de 1854 à 1879, cet
homme a été honni
ou respecté, selon les cas, de toute façon craint en
tant que directeur d'un journal influent. Exactement depuis le 2 avril
1854,
date où il ressuscita le défunt Figaro en en faisant
un hebdomadaire. Il relevait ce titre qui, à l'origine, fut
un quotidien fondé le
15 janvier 1826, par Maurice Alhoy et Auguste Lepoitevin Saint-Alme,
et qui s'intitulait Le Figaro (1). Il portait en sous-titre : journal
littéraire,
et au-dessous : « Théâtre, critique, sciences, arts,
mœurs, nouvelles, scandale (2), économie domestique, biographie,
bibliographie, modes, etc., etc.; [sic pour les deux etc. et le point-virgule] ».
Aucun nom de directeur ni de rédacteur en chef n'apparaissait,
les articles étaient anonymes, ce quotidien tiré sur
4 pages, de format petit in-folio, était situé 17, quai
des Augustins. Vignette de titre : Figaro, un genou en terre, vu du
profil gauche, représenté en
train d'écrire. Il dura jusque vers fin 1833. À la suite,
plusieurs tentatives de retour de ce titre firent long feu : de 1835 à 1847,
neuf essais de relance de Figaro ou du Figaro échouèrent.
Donc, en 1854, Villemessant réussit là où ses
prédécesseurs
n'avaient pas su trouver la bonne formule. Il s'était entouré de
Jean Baptiste Benoît Jouvin (3), l'un de ses gendres, de Gustave
Bourdin (4), qui deviendra son second gendre, de Léo Lespès;
de bien d'autres plumes célèbres à l'époque,
celles de Jules Claretie, Francis Magnard, Henri Rochefort, Charles
Monselet, Aurélien Scholl, Philibert Audebrand, Alfred Delvau,
Adrien Marx, Louis Goudall, Th. de Banville, Jules Noriac, Louis Ulbach,
Charles Yriarte,
etc., qui, successivement, firent partie de la rédaction au
cours des années suivantes.
Villemessant, lui-même, n'écrivait pas dans son hebdomadaire,
mais il avait un génie : savoir choisir des rédacteurs de
talent. Surtout, il avait une vision, des idées, et le sens de l'information
qui intéresse les lecteurs. Un vrai patron de presse. Sa vision était
celle d'un journal aux qualités typiquement françaises, léger,
spirituel, fantaisiste, amusant, sachant créer la surprise à chaque
numéro; un journal essentiellement parisien, collant à son
public, et lui retournant une image de gaieté souvent gouailleuse,
parfois insolente, juste ce qu'il faut pour mettre le lecteur volontiers
frondeur de son côté, sans aller jusqu'à mécontenter
le Pouvoir; l'image même du héros de Beaumarchais.
Des idées, Villemessant en avait, à jet continu, et certaines
ont fait école. C'est lui qui, le premier, a tracé la place,
fixée une fois pour toutes, des rubriques régulières,
de façon à ne pas désorienter le lecteur et à lui
permettre d'aller tout de suite à telle page retrouver sa rubrique
préférée. De même a-t-il innové en créant
les brèves, ces petites informations très précises, écrites
en peu de mots, à la façon d'une dépêche d'agence,
et qui constituent, pour un journaliste débutant, l'exercice le
plus difficile. « Faites court », répétait-il à son équipe,
souhaitant ainsi ne pas lasser le lecteur. Il fit également établir
une liste de proscription des clichés à la mode, interdits
de séjour dans son journal, pour forcer ses rédacteurs à écrire
de façon originale et à secouer toute tendance à la
paresse intellectuelle. Une mesure, par parenthèse, qui devrait être
réactualisée dans les salles de rédaction de la presse
actuelle. Autres innovations : des numéros spéciaux à sujet
unique; la rubrique nécrologique, ancêtre du carnet mondain
de notre Figaro; les petites annonces; le courrier des lecteurs. Les indiscrétions,
les anecdotes, mêlées de calembours, de la rubrique Échos
destinée à faire sourire, entre deux articles de fond, étaient
très suivies et ce type d'informations donnait l'impression au public
d'abonnés et de lecteurs d'être des privilégiés
mis dans la confidence. Le Canard enchaîné ne fait rien d'autre
de nos jours.
C'est cette variété dans la nouveauté qui assura le
succès du journal. Mais il y eut aussi l'écoute attentive de
la réaction des lecteurs. Villemessant allait régulièrement
se promener sur le Boulevard (Montmartre ou des Italiens) à la rencontre
d'un lecteur connu, ou dans des cafés, des hôtels, des cercles,
des cabinets de lecture, des salons de coiffure, même des établissements
de bains, tous abonnés au Figaro à tarif réduit. Là,
il écoutait les louanges ou les critiques de tel article. Rentré au
journal, il accordait une prime au rédacteur couronné par la
vox populi, ou il donnait une canne pour aller se promener, c'est-à-dire
qu'il licenciait sur le champ le malheureux jugé ennuyeux. Alphonse
Daudet, dans son livre de souvenirs Trente ans de Paris (Marpon et Flammarion,
1888, p. 25 sqq.) raconte la scène dans un chapitre consacré à Villemessant,
scène à laquelle il avait assisté, horrifié du
et qui advint à Paul d'Ivoi (5). Cent ans plus tard, je puis témoigner
que la même méthode, à peu près, de détection
de l'avis du public, était encore utilisée par le directeur
d'un influent quotidien parisien du matin, aujourd'hui disparu. Il se fiait
au jugement de son chauffeur qui, tous les matins, en le conduisant au journal,
lui commentait le numéro du jour. Malheur au rédacteur dont
l'article n'avait pas été compris ou avait paru ennuyeux à cet
automédon. Les vitres de la salle du comité de rédaction
tremblaient sous la colère du patron. Et si le coup de la canne n'avait
plus cours, grâce aux lois sociales contre le licenciement abusif,
le journaliste qui avait cessé de plaire ne perdait rien à attendre
d'être coincé pour une faute professionnelle, plus ou moins
perfidement provoquée, un peu plus tard.
Cette méthode peut paraître injuste, et brutale, mais elle repose
sur cet axiome : le lecteur, comme tout client, a toujours raison. À cet
effet, « le lecteur ne doit pas se poser de questions, ni sauter des
paragraphes. Tout doit être clair et vivant » m'a déclaré le
jour de mon arrivée mon premier maître en journalisme. Il avait
raison, comme Villemessant. La preuve, c'est le succès constant de
la formule du Figaro hebdomadaire, au point que moins de deux ans après
son lancement, le patron décida de paraître deux fois par semaine,
le mercredi et le dimanche. Cela commença le 6 janvier 1856. Tout
alla bien, et l'heureux patron créa d'autres titres, plus ou moins éphémères,
mais destinés à occuper le terrain et à empêcher
des concurrents de se placer. Et puis, cela l'amusait.
Un concurrent, Le Petit Journal
Soudain, le 1er février 1863, le banquier Moïse Polydore Millaud
lança un nouveau quotidien à un sou (5 centimes), Le Petit
journal, avec le fameux Léo Lespès comme rédacteur en
chef, qui signait Timothée Trimm. Ce journal populaire apolitique,
consacré aux faits divers traités de façon sensationnelle,
et au feuilleton, eut un succès considérable, aussi bien à Paris
qu'en province. On admirait le tour de force de T. Trimm, écrire un
article par jour. Les chiffres de tirage furent impressionnants pour l'époque.
Ce titre ne disparut d'ailleurs que le 27 août 1944. Villemessant comprit
vite le danger, même si cette formule de presse populaire à bon
marché ne visait pas directement sa clientèle plus bourgeoise.
Le 5 novembre 1865, il fit paraître L'Événement, un quotidien
d'information à deux sous (10 centimes), destiné à concurrencer
celui de Millaud. Prudemment, il n'avait pas engagé son titre favori,
Figaro, dans la bagarre. Celle-ci fut sévère et amusa Paris.
Millaud l'emporta par l'ampleur du tirage, cinq fois plus important. Mais
voilà qu'en l'absence de Villemessant parut un article imprudent sur
le droit des pauvres! Le gouvernement fit la grimace et supprima L'Événement
d'un trait de plume, le 15 novembre 1866. En rage, Villemessant répliqua
du tac au tac en transformant dès le lendemain son bihedomadaire,
Figaro, en quotidien apolitique : Le Figaro (à compter du numéro
2 quotidien). Avant de quitter le
quotidien défunt, il faut rappeler qu'au
moment de la cabale contre la Henriette Maréchal des Goncourt
au Théâtre Français, en décembre 1865, cabale
qui provoqua la chute de la pièce à l'issue de la sixième
représentation, le public n'ayant pu pratiquement rien entendre
des dialogues à cause du tintamarre des manifestants, Villemessant,
toujours à l'affût d'un coup, obtint des Goncourt l'autorisation
de publier intégralement le texte de la pièce. Il parut
donc du 9 au 14 décembre 1865 dans l'Événement. À ce
titre, son directeur paya aux frères trois mille francs de droits,
ce qui dédommagea un peu les auteurs du manque à gagner,
et permit aux lecteurs du quotidien de prendre connaissance de l'objet
du scandale. Belle opération, encore une fois, pour ce diable
d'homme!
Donc, dès le 16 novembre 1866 paraissait un nouveau quotidien,
Figaro, qui prenait ainsi la relève de L'Événement.
Dès le n° 2, le 17 novembre, Figaro devenait Le Figaro avec
en moins la vignette de titre représentant Figaro, et en plus
le nom de Villemessant comme rédacteur en chef remplaçant
celui de B. Jouvin. Hormis le changement de titre, rien de nouveau. Le
style fantaisiste restait la règle. Rendu prudent par le coup
de sabre du gouvernement, Villemessant évita tous les sujets sérieux
qui risquaient de le fâcher, la politique principalement, et même
les articles économiques ou financiers. Les chroniques judiciaires
et les faits divers, les comptes rendus de spectacles, les échos
parisiens, tout ce qui avait fait le succès de Figaro hebdomadaire
devait continuer sans risque à assurer la pérennité de
ce quotidien. En rusant de la sorte avec la censure, ce Figaro mérita
le mot de Sainte-Beuve, « le Journal des Débats de la petite
presse » .
Mais il continue d'innover. Pour la première fois, un huissier,
requis le 7 décembre 1866, constate officiellement que le tirage
du Figaro s'élève à 56 000 exemplaires, dont 15
000 pour les abonnés. Jamais un journal, dans les mains de Villemessant,
n'avait atteint ce score, loin pourtant du phénoménal Petit
journal de Millaud qui tirait à près de 300 000 exemplaires.
La Lanterne
En 1867, l'Empire devient peu à peu plus libéral et prend
des mesures en faveur de la presse. Une preuve de faiblesse dont toute
l'opposition au régime va profiter. L'Empire ne faisait plus grand-peur,
et l'on vit les prudents s'enhardir. Villemessant ne fut pas de reste.
Ayant persuadé Henri Rochefort d'exercer son esprit dynamiteur
au Figaro, et d'abandonner ainsi Le Charivari, il prit des risques calculés
(6) et se lança en annonçant, le 28 mai 1867, le premier
numéro du Figaro littéraire et politique, à trois
sous (15 centimes). Le directeur affirma que ce quotidien « sera
un grand journal fait comme les petits journaux », mais aussi « une
arène ouverte et libre », offrant au public « un résumé impartial
des faits accompli avec une pointe de critique et une esquisse d'appréciation ».
En somme, le rêve de la politique du bon sens. Mais impossible
de brider un Rochefort dont les violentes attaques ad hominem risquaient
de provoquer la suppression du Figaro. Villemessant, ne pouvant non plus
se séparer officiellement de ce redoutable bretteur qui plaisait
tant au public, imagina de lui offrir un petit journal où il pourrait à loisir
déchirer qui bon lui semblerait. Ce fut La Lanterne qui parut
avec les autorisations nécessaires le 30 mai 1868. Les liens étaient
maintenus. Le siège de ce futur brûlot était 3 rue
Rossini, au Figaro, même administration, même imprimerie,
mais… titre différent. Les apparences étaient sauves!
Le succès dès le numéro 1 fut foudroyant (« les
sujets de mécontentement ») et La Lanterne tira un mois
plus tard à 90 000 exemplaires, soit deux fois plus que son père
figaresque. Inévitablement, Rochefort dépassa bientôt
la mesure et fut poursuivi, condamné; l'exil en Belgique fut sa
seule issue. Villemessant retira de cet épisode un regain de popularité incroyable.
Il était devenu le roi du Boulevard, le Parisien à inviter, à connaître, à côtoyer. Écrire
dans son journal assurait la renommée.
La Commune
Cela dura jusqu'en mars 1871; le 8, Le Figaro prenait position contre
Les Folies Montmartre, le prélude au mouvement insurrectionnel;
le 19, les communards envahirent les locaux du journal. Villemessant
et ses collaborateurs n'eurent que le temps de s'enfuirpour ne pas être
arrêtés. Ce fut le premier journal supprimé par la
Commune. Il ne put reprendre sa publication qu'après la victoire
des Versaillais. Désormais, Le Figaro devint le journal conservateur
lu par les gens raisonnables, et correspondit parfaitement aux attentes
du public aristocratique et bourgeois à partir du début
de la IIIe République. Cela continue, plus de cent vingt-cinq
ans après. Villemessant avait définitivement gagné et
conquis un public fidèle.
Le retrait de Villemessant et sa mort
Prévoyant, Villemessant avait organisé sa succession de
façon qu'après sa mort son cher Figaro survive sans soubresauts.
Le 14 novembre 1875, il nomma rédacteur en chef Francis Magnard
(Bruxelles, 1837 - Paris, 1894) entré au journal en 1863 comme
simple rédacteur et également collaborateur de L'Événement.
Un peu plus tard, il fut désigné par le patron comme l'un
des trois cogérants, avec Rodays et Périvier, lesquels
finiront par s'entre-déchirer. Fernand de Rodays (1845-1925),
entré en 1871 au Figaro, devint en 1879 administrateur du journal,
puis codirecteur à la mort de Magnard. Il finit par être éliminé par
Périvier et quitta le quotidien en 1901. Antonin Périvier
(1847-1924), qui débuta en 1873 dans ce journal, devint rapidement
le secrétaire du patron qui fit de lui son exécuteur testamentaire.
Il avait créé le supplément littéraire du
Figaro et Le Figaro illustré. Membre du triumvirat dès
1879, il fut destitué avec Rodays en 1901 par l'assemblée
des actionnaires. De 1903 à 1909, il se retrouva directeur du
Gil Blas.
Légitimiste et très catholique, Villemessant eût
sans doute aimé savoir à l'avance qu'il mourrait un vendredi
saint. En villégiature dans sa villa Beaumarchais à Monte-Carlo,
il fut atteint d'un œdème pulmonaire en avril 1879, et mourut
le 11 en présence de sa femme, de sa fille et d'un de ses petits-fils
Bourdin, de son avocat, Me Lachaud, et de Rodays. Charles Monselet, qui
avait longtemps collaboré au Figaro et connaissait bien le patron,
a raconté dans ses Petits Mémoires littéraires (Charpentier,
1885, ch. XIX) ses dernières visites auprès du malade.
Celui-ci avait 69 ans, étant né à Rouen le 22 avril
1810 (7). De grandioses obsèques furent célébrées à l'église
Saint-Honoré d'Eylau à Paris (XVIe), avant le transfert, à pied,
du corps jusqu'au cimetière d'Auteuil.
Villemessant jugé, par
Flaubert
« Sens-tu la beauté des funérailles de Villemessant ? Embaumement
comme celui d'un pharaon, messe dite par un évêque, la gare
du chemin de fer transformée en chapelle ardente, retour de cendres à Paris,
et demain quel enterrement […]. Et tout cela pour une des plus
sales canailles de notre époque! Mais il disposait d'une immense
publicité, Inclinons-nous. » C'est ainsi que Flaubert, dans
une lettre du 16 avril 1879, à sa nièce Caroline Commanville,
commente l'événement (8).
Pas un mot en avril 1879 dans le journal d'Edmond, et pourtant Villemessant,
de janvier 1853 au 18 février 1892, y est cité quarante-quatre
fois.
Viel Castel
Le comte Horace de Viel Castel, qui publia des Mémoires sur le
Second Empire, - dont le style, dénué d'aménité sur
la société de ce temps, ressemble fort à celui
du journal des Goncourt, le talent en moins, mais à égalité de
lucidité sur le dessous des masques, - n'a pas manqué de
fustiger « la presse [qui] a ses bas-fonds, dans lesquels
s'agitent des troupes de bohémiens littéraires, à l'existence
honteuse, et, peut-être, doutera-t-on plus tard de la bassesse
de ces misérables » (14 août 1851). Et de
citer Villemessant, Charles Maurice, Fiorentino, Lireux, et même
Roqueplan, en tant que directeur des Variétés.
Pour ce qui concerne Villemessant, il le traite carrément
de maître-chanteur.
Monselet
Quant à Charles Monselet, déjà cité, il a
dressé en 1857 un portrait physique et moral de son
patron dans sa Lorgnette littéraire. Dictionnaire des
grands et des petits auteurs de mon temps (édition Poulet-Malassis
et de Broise). Portrait modéré, il faut l'avouer,
et on le comprend, qui ne pouvait mécontenter l'imprévisible
et redoutable directeur du Figaro. L'aspect physique est bien
rendu : « L'homme est grand, et massif;
il tient au sol par de fortes attaches, et l'on devine qu'il
ne céderait
pas aisément sa portion d'existence. Le regard est prompt
et inquiétant;
ceux sur lesquels il tombe ne se sentent pas à leur
aise; les dents ont tous les appétits, la lèvre
a toutes les soifs. De tout cela résulte un ensemble
gouailleur et robuste. »
Évoquant son journal, il en dit que c'est « la terreur et l'amusement
des Athéniens du boulevard. On ne s'occupe guère dans ce
journal que des littérateurs, des boursiers et des comédiennes.
Les articles sur les boursiers y sont faits par les littérateurs;
les articles sur les littérateurs y sont faits par les comédiennes.
Au milieu de ce pêle-mêle, de ce bruit, de cet esprit, de
ces passions, de ces efforts, de ces haines et de cette incohérence
la tête de Villemessant se dresse joyeuse, comme une Méduse
enivrée. »
Cette belle page donne une idée, à peine outrancière,
de ce que fut ce journal dans les années cinquante.
Alphonse Daudet
Alphonse Daudet qui a bien connu le patron du Figaro en a donné,
lui aussi, un portrait d'après nature, assez équilibré,
ne masquant ni les défauts ni les qualités
de l'homme. Ce portrait, daté de 1870, a été introduit
dans Trente ans de Paris, déjà cité au
début de
cet article. Faisant allusion à la comédie
de Diderot, Daudet écrit, à propos de Villemessant, « Est-il bon, est-il méchant ? » On est en droit
de se poser effectivement la question, surtout si l'on complète
le titre par le sous-titre de la pièce : « ou l'officieux
persifleur, ou, celui qui les sert tous et n'en contente aucun ». « L'officieux
persifleur » ne s'applique-t-il pas au personnage, du moins à son
Figaro ? Brutal, il se montrait souvent tel « suivant le jour et
l'heure », comme en témoigne par exemple le coup de la canne
donnée à Paul d'Ivoi. « Tyrannique, capricieux »,
selon Daudet, il l'était. Il ne vivait quc pour son journal, ne
jugeant les hommes qu'en fonction de l'intérêt de "son" Figaro.
Sans scrupule, il licenciait quiconque risquait par ses articles d'ennuyer
le public. Il estimait, et c'était vrai, que d'avoir été rédacteur
un temps chez lui assurait au vidé une notoriété lui
permettant de se recaser très vite dans une autre feuille (9).
Daudet cite une phrase de Villemessant selon laquelle tout homme a « son
article dans le ventre », il ne s'agit que de le faire sortir!
Ce Janus savait pourtant se montrer généreux. Daudet cite
un exemple caractéristique. Un postier, connu de lui, soupçonné d'avoir été favorable
aux communards, fut licencié. Daudet plaida sa cause auprès
de Villemessant qui, à défaut de pouvoir l'utiliser, proposa
de lui verser une rente de 200 fr. par mois, le temps qu'il retrouve
du travail. L'homme remboursa son bienfaiteur et Daudet porta les six
cents francs avec une lettre de gratitude à l'ogre, ahuri d'une
telle honnêteté. « Mais je l'avais donné, cet
argent! il veut me le rendre… C'est la première fois que
cela m'arrive. Et un communard, encore, elle est bien bonne! » Tout
en se félicitant de n'avoir pas obligé un ingrat, mine
de rien il comptait la somme et s'exclama : « Eh! dites donc, Daudet,
il manque cent sous à notre compte! » C'était vrai,
mais par inadvertance, non par filouterie. Et Daudet de conclure avec
beaucoup de finesse : « […] l'homme pratique apparaissait.
Tel était cet homme compliqué, très réfléchi,
très malin au fond sous une apparence de bonhomie et de prime-saut ».
Gustave Claudin
Un autre témoin, Gustave Claudin (1823-1896), qui fut chroniqueur au Figaro, porte un
jugement à peu près semblable
sur son ancien patron dans un livre qui fourmille de noms oubliés
ou peu connus et d'anecdotes : Mes souvenirs. Les boulevards de 1840
1870 (Calmann-Lévy,
1884). Il commence par rappeler à ses lecteurs ces quelques
lignes du directeur du nouveau quotidien, Le Figaro, paru en 1867
: « Ce
que je voudrais, ce serait d'arriver à vous contraindre à lire
le journal depuis la première ligne jusqu'à la dernière. » Le
succès continu de ce quotidien tendrait à prouver qu'il
y est parvenu, en grande partie du moins. Claudin en conclut qu'il
avait le « génie du journalisme ». Son journal
plaisait aux désœuvrés, aux esprits légers
et aux femmes. En revanche, il lui reproche de « trop exploiter
le scandale ».
Il savait stimuler ses rédacteurs, leur suggérant des
idées,
aiguisant leur esprit, sans savoir écrire lui-même.
C'était
un parfait animateur d'équipe. Claudin ne cache pas qu'il était « parfois
brutal, maladroit, injuste », peut-être parce qu'il avait
mangé, « comme on dit, de la vache enragée »,
dans sa jeunesse, et que la lutte pour la réussite avait été longue
et difficile. Mais c'était, pour son ancien rédacteur, « un
bourru bienfaisant ». Il cite à ce propos une anecdote
qui rejoint celle de Daudet. Apprenant « qu'un journaliste
de talent qui avait été ministre était en prison
et sans ressources, il chargea M. Saint-Genest de lui faire parvenir
anonymement 2 000 francs
par l'intermédiaire d'un pasteur protestant, qui allait le
voir dans sa prison. Le journaliste refusa ce don et quand M. Saint
-Genest
remit les 2 000 francs à Villemessant, celui-ci dit en maugréant
: « Je n'ai pas de chance de revoir mon argent qui a été refusé par
celui auquel je l'offrais, et que le pasteur n'a même pas eu
l'esprit d'intercepter. » Et Claudin de conclure : « On
lui eût
volé son porte-monnaie, qu'il n'aurait pas été plus
furieux. » On peut, sans jugement téméraire,
conclure aussi qu'il se sentait frustré d'une bonne action
qui lui aurait donné bonne conscience, effaçant, à ses
yeux, certains comportements moins charitables.
Et les Goncourt ?
Dans leur Journal, ils évoquent Villemessant, et on les sent fascinés
par le personnage si différent d'eux, fascinés par
son succès, son culot, sa puissance, mais exaspérés
par cela même, qu'ils contestaient; au fond, un peu intimidés
et envieux de cet homme. Comme eux, il aura eu beaucoup d'ennemis,
mais il a su, lui, se faire craindre, Relisez le Journal du 2 février
1860 où Edmond About raconte aux frères comment la
vente du Figaro sur la voie publique n'avait pas été interdite, à la
suite d'un article injurieux pour lui sur le duel About-F.Vaudin
(10).
About précise que Le Figaro n'avait pas été saisi
grâce à J. F. Mocquard, le chef du cabinet de l'Empereur,
ou au préfet de police, Édouard Boittelle, « que
Villemessant a dans sa manche »! Cela devait se savoir, sur la
place de Paris, dans le microcosme littéraire et éditorial.
Il suffit de lire la brochure d'Eugène de Mirecourt, Villemessant,
dans sa collection « Les contemporains. Portraits et silhouettes
au XIXe siècle » (édition de 1867). Lui qui d'habitude
est venimeux comme une vipère, il se montre cette fois prudent
comme une couleuvre, gentil comme tout, et même avocat du directeur
du Figaro contre les pharisiens qui l'accusent de cultiver le scandale
dans son journal. C'est très significatif.
Les Goncourt eux-mêmes! Relisons leurs Hommes de lettres, parus
le 24 janvier 1860. Villemessant est représenté sous les
traits de Montbaillard. Montbaillard n'est pas un clone de Villemessant,
ce n'en est qu'une pâle contrefaçon avec tous les défauts
que cela suppose par rapport au modèle original. Au chapitre VII,
Montbaillard déclare : « Tu sais, moi, je n'ai pas d'opinions
littéraires… » Ce n'est pas bien méchant, même
si c'était vrai. Un peu plus loin dans ce paragraphe, le directeur
du Scandale proclame : « Une réponse à une attaque,
mais c'est le meilleur article d'un homme! Il le lime, il le soigne… il
le réussit toujours! » La fin de ce passage démasque
un peu le patron de Figaro: « […] Et puis, rien à payer,
conçois-tu ? Oh! je sais faire un journal! » On retrouve
le même cynisme au début du chapitre VIII, là où Montbaillard
entrevoit une belle opération publicitaire : « Une semaine
que le numéro sera fade, nous ouvrirons une souscription… ça
fait toujours bien. » (11)
Ce terrible directeur du Figaro savait en certaines occasions
se montrer familier, débonnaire et de bonne humeur. Au chapitre LXIV du roman,
en randonnée à Troyes, l'équipe du Scandale (à noter
au passage le titre du journal choisi par les Goncourt…). Montbaillard,
Mollandeux (alias Ch. Monselet), Couturat (Nadar) et Nachette (Aurélien
Scholl), rejoint là Charles Demailly et Marthe. On nous montre « Montbaillard
en manches de chemise, son paletot sur le bras, et son chapeau en l'air
au bout de sa canne, ouvrir la marche en chantant d'une voix de tonnerre
enrouée :
Et l'on verra le bourgeois éclairé
Donner sa fille au forçat libéré!
Deux pages plus loin, tout le monde à la cuisine. Montbaillard, « sa
montre à la main, tâtait le pouls à des œufs
frais, dont il avait pris la cuisson sous sa responsabilité. » Au
dessert, petit couplet de satisfaction du directeur devant les protagonistes
de sa rédaction :
«
Mes enfants, […] je vous apprendrai que le Scandale va comme papa
et maman… Nous avons fait ce mois-ci un argent fou… […]
si ça continue, je vais louer l'Odéon pour y mettre mes
bureaux d'abonnement! on y jouera la Recette, pièce à tiroirs,
tous les soirs! Voilà le Scandale calé, à présent...
et ils peuvent en faire des journaux! [...] Qu'est-ce que ça me
fait ? En attendant, nous avons été obligés de faire
cette fois-ci deux tirages du numéro… Et puis, s'ils m'embêtent,
savez-vous ce que je fais ? Je parais deux fois par semaine… et
nous verrons bien. »
Tout cela est conforme à la réalité. Nous avons
vu que Villemessant a transformé son hebdomadaire en bihebdomadaire
en janvier 1856. Et le journal du 15 août 1858 raconte l'invitation
des frères « au bout de la forêt de Chambord », « au
cœur et dans l'intérieur de l'homme qui sera au XIX' siècle
le grand type, le grand homme et la grande fortune du Petit Journal :
nous allons diner chez Villemessant. »
Et durant trois pages et demie nous lisons la préparation, le
matériau brut de ce qui sera le portrait de ce Mercadet dans Les
Hommes de lettres; jusqu'au couplet de la chanson qu'on a lu plus haut.
On y voit Villemessant se complaire à faire visiter son domaine
et sa maison à ses hôtes, avec une satisfaction et une complaisance
de nouveau riche, très « seigneur de village […];
putiphardé du regard par les femmes de journalistes de province, » etc.
Là, en représentation aimable, en blue-jeans et baskets
dirait-on aujourd'hui d'un patron de presse en week-end; totalement différent
du redoutable patron du Figaro sur le pavé parisien. Toujours
Janus bifrons. N'oublions pas la terreur de l'éditeur Michel Lévy,
le 16 novembre 1859 (exprimée dans le Journal, à cette
date), qui refusa de publier Les Hommes de lettres : « Si c'était
autre chose… Mais éditer un roman contre Villemessant! Vous
comprenez, il m'empoignerait! »
Les frères Goncourt ont donc, eux aussi, été prudents
et n'ont pas forcé le trait dans leur roman, se réservant
de soulager leur exaspération dans le secret du confessionnal
nocturne, leur Journal. Le succès de l'un des plus éminents
représentants de la petite presse ne pouvait que révulser
les tenants de la sainte littérature. Il n'y avait d'ailleurs
pas que les Goncourt à s'indigner. Théophile Gautier, selon
le Journal des Goncourt du 1er mai 1857, raconte aux frères que
Villemessant avait écrit à l'Empereur à propos d'une
poursuite contre son journal : « Sire, vous nous laissez persécuter
et cependant, nous sommes la littérature de votre règne.»
Le 5 mai suivant, les Goncourt relèvent ce que Scholl leur déclare
: « Il croit au Petit Journal, à l'opinion publique de Dinochau,
des brasseries […]; pour arriver, pense qu'une poignée de
main de Villemessant vaut une bonne page. » Ils se détachent
de la sympathie initiale qui les avait portés, du temps de Paris,
vers ce jeune confrère. Ils sont déçus et ils s'en
souviendront dans leurs Hommes de lettres en travestissant Scholl en
Nachette. Ils sont aussi irrités par tous les dos courbés
qui font leur cour au roi de la petite presse. Ils avaient quelques raisons
de détester ce Figaro et son maître qui les avaient ridiculisés
le 30 décembre 1855, sous la signature de Louis Goudall, au moment
de la sortie de leur Voiture de masques. « Les Néo-Grotesques » titrait « le
gagiste sans verve et sans talent de Villemessant » (Journal, 16
mai 1856). Le gagiste traitait les frères de « jumeaux de
l'extravagance » et de « Siamois en goguette ».
Mais au-delà de cet épisode, les Goncourt étaient
blessés par le succès de ce journal et de son patron pour
un motif plus noble : le 1er septembre 1858, ils notent au sujet de « Sa
Seigneurie » : « Cet homme - un misérable peut -être,
un homme qui, à nos yeux, a nui à l'honneur des lettres,
un faiseur…» Le grand mot est lâché : le succès
de cet homme et de ce qu'il représente leur semble une insulte
au talent littéraire, à leur sens de la probité intellectuelle,
et peut-être aussi, secrètement, à leur propre insuccès.
Cette notion est tellement ancrée en eux, elle fait tellement
partie intégrante de leur cerveau, et de leurs tripes, qu'ils
récidivent, le 2 mars 1861 : « l'histoire ne les oubliera
pas, ces deux grands mots de ce temps-ci. Villemessant écrivant
: "Sire, je suis la littérature de votre règne" et
Mirès écrivant : "Sire, je suis le crédit de
votre règne." »
Décidément, cela ne passait pas.
Il y avait incompatibilité foncière entre celui qu'ils
considéraient comme un courtisan de l'Opinion publique, - et qui
restera comme un maître du journalisme de distraction -, et les
Goncourt qui, comme Flaubert, se considéraient comme les desservants
farouches d'un culte, celui de l'Art, sans concessions au public, intransigeants
sur leur conception quasi mystique de la Littérature.
ALAIN BARBIER SAINTE MARIE
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