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Louis-Amédée Mante

Texte paru en janvier 1980 ©
par Jacqueline Millet , née Singer (son arrière petite fille)

      Lorqu'après une absence de près de 10 ans je me réinstallai à Paris, le hasard fit que notre appartement était voisin de celui où habitaient à la fois ma mère, ma grand-mère et ma grand-tante.
      J'avais peu connu ma grand-mère et encore moins sa sœur; à l'occasion de cette cohabitation j'eus la possibilité de les voir presque tous les jours. Ma grand-mère et la tante de ma mère avaient dépassé les 80 ans dans une parfaite santé et vivaient douillettement parmi leurs souvenirs. Ma mère devenue veuve était venue les rejoindre.
      Je ne me lassais pas de les écouter raconter leurs heures de gloire à la Belle Époque où elles avaient dansé devant toutes les têtes couronnées et où Curnonsky les appelait "Mantes les jolies".
      On se les arrachait dans les salons et elles avaient participé aux grandes soirées données au Palais Rose par le beau Boni de Castelane, ou dans le magnifique hôtel des Champs-Elysées du marquis de Massa. Elles avaient paru aussi avenue de la Grande Armée chez Thérèse Imbert qui avait abusé le tout-Paris en faisant croire à un héritage fabuleux... mais fictif (aujourd'hui l'hôtel existe encore : c'est le Touring Club).

      D'une famille de musiciens elles avaient connu Ravel au Conservatoire ainsi que Florent Schmidt, Reynaldo Hahn, Tournemire le grand organiste, Corlot, Marguerite Long, Etlin et bien d'autres.
Petit rat à l'âge de sept ans, ma grand-mère Suzanne s'enorgueillissait d'avoir été la seule élève de Marius Petipa et d'avoir posé souvent pour Degas, leur voisin de Montmartre.
Tout cela me passionnait car dans ma jeunesse on me parlait peu de cette grand-mère que mon père ne fréquentait pas, et tout était nouveau pour moi.

      Parmi ces "révélations" j'appris que mon arrière-grand-père, mort juste avant ma naissance avait été un grand inventeur. Par exemple, il avait inventé un tabouret où passaient des vibrations électriques pour défatiguer les jambes de ses danseuses de filles. Il avait appris à jouer du violon tout seul et avait fait des photographies dans les tout premiers; selon ses filles, Louis-Amédée Mante avait inventé la photographie en couleur; je n'en croyais rien car son nom aurait été dans tous les dictionnaires et il aurait fait fortune... Je me contentais donc de les questionner sur le monde musical qu'elles avaient si bien connu. L'appartement qui était la propriété de Blanche depuis plus d'un demi-siècle était très grand et très encombré mais très bien entretenu et si bien rangé que personne ne savait plus ce qu'il y avait dans le haut des placards et dans les nombreux débarras. Ma grand-mère était la plus âgée et elle s'éteignit la première; mais ce n'est qu'après le décès de ma tante que ma mère seule héritière et ne voulant pas garder cet immense duplex, me chargea de le vider. Ce fut bientôt un défilé d'antiquaires, puis de brocanteurs; puis ce fut la distribution aux œuvres de l'abbé Pierre, et enfin il fallut louer un tombereau pour la décharge des monceaux de papiers et de cartons dont même les brocanteurs n'avaient pas voulu. Je ramenais chez moi plein de papiers que je me promettais de trier petit à petit : des cartes postales, des lettres et même de lourdes boîtes de bois qui contenaient des plaques de verre; j'avoue les avoir proposées à un brocanteur et je me réjouis qu'il n'en ait pas voulu. Heureusement, j'avais moi-même beaucoup de place car mes enfants s'étaient mariés l'un après l'autre. Petit à petit je triais et faisais un semblant de rangement. Les plaques de verre étaient fragiles et difficiles à montrer; personne dans la famille n'a eu la patience d'en regarder plus d'une dizaine. Ce n'est qu'en 1976, qu'en feuilletant un ouvrage récent sur les premières photographies en couleur, je me rendis compte que le procédé autochrome des frères Lumière n'avait été présenté à l'Académie des Sciences qu'en 1904 et commercialisé seulement quelques années plus tard. Or, ma grand-mère m'avait bien dit que son père avait inventé la photographie en couleur, et je possédais dans mes boîtes des centaines de plaques; la plupart étaient en couleur et semblaient être des autochromes d'une grande qualité.

      Je me décidais de partir à la découverte de Louis-Amédée Mante. J'eus la preuve qu'une plaque représentant Cléo de Mérode toute jeune datait de 1895. Une autre montrait le somptueux intérieur d'une parente où l'on distinguait au mur des tableaux connus, et je découvris les comptes de succession de cette parente, mentionnait la vente de ces tableaux à la date du 24 mai 1901.
      Il me fallait effectuer de véritables recherches sur cet arrière-grand-père que je n'avais pas connu, dont ma mère ne m'avait jamais parlé et qu'elle n'avait jamais reçu chez elle, même à la naissance de ma sœur aînée.

      Louis-Amédée Mante naquit à Paris, sous le règne de Charles X, le 4 mai 1826 dans une famille de maquignons installée au 14 boulevard Poissonnière, au rez-de-chaussée de la maison du Pont de fer, appelée ainsi car un pont de fer reliait le bas du 14 boulevard Poissonnière avec le 1er étage du 3 de la rue du Faubourg Poissonnière. Son père, Louis-Amédée Mante, né à Paris en 1799, faisant, comme commerçant, exception au reste de la famille qui comptait à Paris depuis Louis XIV un Capitaine des Gardes richement marié (on peut lire son testament reçu par un notaire en 1704, aux archives nationales d'état civil, quai Henri IV), un écrivain qui relata l'histoire de l'Indépendance des Etats-Unis à laquelle il avait participé, de nombreux rentiers, un polytechnicien (Fortuné Mante, l'ami intime de Stendhal) et une figure très attachante : Marie-Jeanne Mante, née en 1780, fille de rentiers aisés, elle-même rentière, qui s'offrit le luxe pour l'époque d'avoir trois enfants naturels, désirés, qu'elle éleva fort bien et à qui elle fit apprendre tous les arts. Sa fille Louise-Théophile qui peignait à ravir et était fort bonne musicienne, entra au Conservatoire et devint Sociétaire de la Comédie Française; elle fut la rivale de Mademoiselle Mars.
      Le jeune Louis-Amédée tenait plus de Louise-Théophile que de son père, le maquignon, bien que né la même année que sa cousine, en 1799. Le boulevard est son jardin public et son école. Il s'aventure jusqu'au boulevard du Crime, et à 6 ans, est surtout attiré par le petit orchestre de Madame Sacchi : trois musiciens qui accompagnent les danses de la vieille funambule (à 58 ans elle remporte encore un grand succès). Il se promet alors de devenir musicien. Tout jeune il rêve de monter sur les planches, et réussit à se faire engager au Gymnase en 1833 où il a le bonheur de paraître en petit mousse devant Louis-Philippe en personne, dans une pièce d'Eugène Sue intitulée la Salamandre. J'ai trouvé son inscription de 1833 à 1836 dans la Galerie des Artistes Dramatiques d'Etienne Arago !
      Toujours contre le gré de ses parents il apprend le violon tout seul et, pour gagner sa vie, se fait engager à l'Ambigu-Comique comme timbelier à 12 ans, dès qu'il a atteint une taille d'homme.
      Très tôt il se passionne pour la photographie, cette nouveauté dont il pressent les possibilités énormes. A 16 ans, en 1842, il devient seul, par ses propres moyens, un des premiers photographes, et installe dans sa chambre appareils et laboratoire. Car Mante est surtout un chimiste autodidacte, et il cherche les meilleurs produits pour réaliser ses enduits. La photographie l'intéressa lorsqu'il se rendit compte qu'on pouvait fixer l'image de la chambre noire sur du papier à peu de frais. C'en est trop pour son père : puisqu'il ne veut pas s'occuper des chevaux bien que le commerce devienne florissant avec la location d'équipages (en 1836, création des "urbaines" voitures bourgeoises sous remises avec cocher en livrée 2F par heure et 0.30F de supplément pour un groom), il est mis à la porte avec, pour tout viatique, un lit de sangles, une table et un tabouret.

      Ivre de liberté, Louis-Amédée Mante va mener désormais une vie de bohême passionnante car il a déjà beaucoup d'amis parmi les musiciens et maintenant parmi les peintres dont il fait la connaissance en photographiant les chefs-d'œuvres du Louvre.
      Ses meilleurs amis sont Vayrassat et Thomas Couture : ils aiment comme lui faire de la voile sur la Seine, à Asnières où "on canote furieusement" (Vayrassat, dont je n'ai trouvé le nom dans aucun dictionnaire recommence à être à la mode et ses tableaux sont vendus très chers). Il initie ses amis à son art, et, bientôt, les "élèves" affluent : on paie 200 francs pour une leçon. C'est la fortune; certains mordus lui laissent jusqu'à 1.400 francs-or en une semaine. Tous ses amis, rapins désargentés pour la plupart, profitent de l'aubaine, et ce sont de folles parties de bateaux, baptisés au Champagne, des promenades en équipage, des repas gastronomiques. L'engouement pour apprendre la photo à 200F la leçon ne dura qu'un ou deux ans. Mante en profita de 1842 à 1844 environ. (Cet enseignement de la photographie fut pratiqué par quelques personnes à Paris : Plagniol en 1846-1853, Morin (ébéniste mécanicien) en 1847, Lerebours à partir de 1847 (très réputé, il donnait des leçons tous les jours de 10h à 5h); Madame Stahel, professeur en 1846, ne demandait que 2F par séance).
      Ces activités photographiques n'empêchèrent pas Louis-Amédée d'entrer au Conservatoire en 1844 (au contraire, ces leçons lui permirent de ne pas faire de service militaire). Il remporta la première année un accessit de contrebasse dans la classe de Monsieur Chaft dit familièrement "chatte". Chaque année il fit des progrès, et il obtint finalement un premier prix de contrebasse avec un solo de Labro.

      En 1847, il installe un atelier 15, place de la Bourse, dans le quartier du commerce élégant, à côté de Susse, marchand d'albums de lithos et de photos à la mode, au 31, et non loin de Queslin au n° 1. Le célèbre portraitiste Franck prit la suite de Bouet et Mante au n° 15. La photographie commence à être plus qu'une curiosité et il se crée une Société d'encouragement pour hâter les progrès de l'Héliogravure. Des récompenses sont offertes pour toute amélioration : vitesse, constance, vigueur et finesse du dessin; mais surtout 5.000 francs pour la reproduction directe des objets avec leurs couleurs naturelles.
      En 1848, il est engagé comme contrebassiste à l'Opéra avec les appointements de 2.000 francs par an. On est au lendemain des journées insurrectionnelles. Le neveu de Napoléon, fils de Louis et d'Hortense, Louis Napoléon Bonaparte est Président de la République. Mante restera près de 50 ans à l'Opéra et ne manquera pas une répétition ni un concert de la Société des Concerts du Conservatoire. Doué d'une santé de fer, il est aussi l'exactitude même. Il va souvent à pied, et les commerçants, sur son passage, règlent leur montre.
      En 1851, Louis-Amédée Mante met au point un procédé de photographie sur ivoire factice. Ce nouveau support de la photographie adopté par mon arrière-grand-père est le résultat des recherches de Monsieur Pinson, chimiste industriel réputé (mais bien oublé aujourd'hui, alors qu'il est l'inventeur de ce que les frères Hyatt appelleront en 1869 le celluloïd). Ces plaques minces sont d'un coût inférieur au métal et donnent de meilleurs résultats que le papier. Il fallait trouver le produit chimique qui pouvait l'attaquer le mieux; Mante met au point un liquide, après quatre ans de recherche : le Cyanogène ioduré.
      Il met en vente ce produit dans son atelier dans des flacons signés par lui, car c'est un produit très toxique, et s'offre à expliquer la manière d'opérer. Toutefois, il ne fera pas fortune avec son procédé sur ivoire factive, et la méthode qu'il publiera en janvier 1852 et que j'ai trouvée à la Bibliothèque Nationale ne remportera pas un gros succès car l'époque était mauvaise, et le procédé dangereux. Son invention sera appliquée par d'autres que lui; on cite en 1857 l'ivoire photographique de Mayol et en 1858 les aquarelles photographiques sur ivoire de Numa Blanc, avant qu'en 1887 M. Pinel-Péchardière présente à la Société française de Photographie, des "faïences et porcelaines décorées de photos reportées sur pierre". Tous ces essais étaient destinés à remplacer les miniatures portées sous forme de bijou, et très estimées sous la Restauration.

      Mais on commence à parler de lui, et lorsqu'en 1853 on lui proposera de faire un album de photographies zoologiques au Museum d'Histoire Naturelle en collaboration avec Auguste Bisson et le graveur Riffaut, le bulletin hebdomadaire "La Lumière" le citera comme photographe expérimenté. On peut lire dans la publication du 10 septembre 1853 : "Le cliché négatif sur collodion obtenu par M. A. Bisson, tiré sur verre albuminé par M. Mante, est transformé en positif. M. Mante, photographe expérimenté, a préparé et surveillé toutes les opérations photographiques de la gravure, l'application de l'épreuve sur la plaque d'acier enduite de bithume de Judée, puis le graveur M. Riffaut a fait mordre la planche". D'ailleurs, 5 jours avant, on lit : "MM Deveria et Rousseau présentent à l'Académie la première livraison de "la photographie zoologique", photographe M. Mante, Collections du Museum d'Histoire Naturelle.
      Mais l'ouvrage qui fit grand bruit car c'était le premier du genre, ne rapporta qu'à Louis Rousseau qui en avait eu l'idée, et à Deveria (conservateur du Cabinet des estampes de la B.N) qui se contenta de patronner l'opération et d'illustrer les couvertures. L'Académie des Sciences les félicita et les remercia généreusement. Quant au nom de Mante, il était complétement inconnu à la bibliothèque du Museum où j'ai retrouvé l'ouvrage; on ignorait même qu'il s'agissait de photographies. Pourtant il s'était fâché et avait écrit à l'Académie des Sciences pour dire que c'était à lui, photographe, que revenait le mérite de l'ouvrage, et qu'il ne tenait qu'à lui d'arrêter la publication des dernières livraisons (voir La Lumière).
      Un amateur éclairé, le Docteur Boulongne, reconnut les mérites de mon bisaïeul, et fit paraître des articles dans le Moniteur Universel qui furent réunis dans un opuscule que je fus la première à lire à la Bibliothèque Nationale : je dus couper les pages. Et pourtant, ce petit ouvrage paru en 1854 est le seul qui rende justice à Mante (dans la Lumière de 1852, je n'ai trouvé qu'une courte mention : M Mante à cette même époque faisait également des essais de gravure qu'il a continués et perfectionnés depuis mais sans faire connaître sa manière d'opérer. On peut lire page 57 :
      "Depuis la publication du procédé de M Niepce de St Victor (26 mai 1853) plusieurs artistes se sont mis à l'œuvre et lui ont apporté certaines modifications utiles..." (en fait dès janvier 1852 Mante avait le premier décrit la manière d'obtenir des vernis).
      "Parmi ces derniers, nous devons citer en première ligne M. Mante, auquel la Science et l'Art sont redevables des magnifiques épreuves de l'Iconographie Zoologique, publiée par MM Rousseau et Deveria, d'après les clichés de MM Bisson Frères". (Il est à remarquer qu'en 1852 Mante citait comme grands noms de la photo : Blanquart Evrard, Niepce de St Victor, Bayard, Regnault, alors qu'en 1854, le Docteur Boulongne cite Mante et les frères Bisson qui ont fait tout le travail pour le panthéon des gloires contemporaines de Nadar. Quant à Blanquart Evrard, il trouve que ce dernier est tout en paroles.) "En décrivant le procédé de M Niepce, nous avons souligné à dessein le procédé qu'il emploie pour étendre le vernis sur la plaque d'acier. C'est, avons-nous dit, au moyen d'un rouleau en peau. Cette méthode, défecteuse sous beaucoup de rapports, a été corrigée très heureusement par M. Mante. Voici, du reste, en peu de mots comment il procède : La base de son procédé est de former un vernis liquide, seul moyen d'obtenir la plus grande pureté dans l'obtention de l'épreuve". Suit la description complète de la fabrication de ce vernis liquide.
      Niepce de St Victor n'a peut-être pas connu Mante, mais il a lu Boulongne; dans son traité de Gravure Héliographie, paru en juin 1856 on peut lire : "un artiste dont je suis heureux de pouvoir citer le nom, M Mante, obtint le premier des résultats remarquables", et afin de décrire la manière d'opérer, il cite mot pour mot le Docteur Boulongne (pages X et XI).

      En 1856 le sculpteur Clésinger, gendre de George Sand, a des ennuis avec la commande d'une statue équestre de François 1er destinée à la Cour du Louvre, pour laquelle il a engagé de gros frais : le Ministre des Beaux Arts trouve la maquette en plâtre trop épaisse, il trouve même que le roi ressemble à Mélingue un comédien à la mode, et la refuse. N'hésitant pas à faire une dernière dépense, il demande à mon arrière-grand-père de venir photographier son "esquisse" afin de la présenter à l'Empereur. Je possède l'épreuve représentant cette maquette. Elle était pliée en quatre au fond d'une malle avec des vieux programmes et des menus. Quant à la statue, elle ne fut jamais coulée en bronze et aucune trace ne subsiste de l'œuvre. (Seule une réduction en bronze fut achetée par le Crystal Palace à Londres, puis perdue).
      Entré à la Société des Concerts du Conservatoire en 1856, la même année, Louis-Amédée Mante réussit une chromophotolithographie, ancêtre du procédé trichrome. Je détiens en effet une photographie datée "1856", annotée de la main de Louis-Amédée Mante, et comportant la description complète du procédé trichrome qui sera publiée treize ans plus tard simultanément par Charles Cros et Ducos du Hauron. Cette chromophotolithographie représente un très joli tableau intimiste qui rappelle beaucoup les impressionnistes en général et Manet en particulier. Or Manet était élève de Thomas Couture. Il commençait à ruer dans les brancards car le maître lui faisait copier des sujets académiques, et il voulait peindre comme il le sentait. En 1855 Manet fit un tableau à sa manière qui eut beaucoup de succès auprès des autres élèves de l'atelier. Ceux-ci entourèrent le tableau de branchages et de fleurs pour le plébisciter. Cela déplut beaucoup à Couture, qui engagea Manet à quitter son atelier s'il voulait fonder une école. Cette photographie pourrait bien être celle de ce tableau.

      En 1857, Adelphine Rouaud, dite Adèle, fille d'un forgeron de la rue de la Mortellerie, de sinistre mémoire puisque c'est la rue qui eut le plus grand nombre de morts lors de l'épidémie de chroléra de 1832, est engagée à l'Opéra comme choriste.
Elle a 22 ans, elle est belle et douce.
      Mante a 31 ans. Il tombera amoureux d'elle, l'épousera, et elle lui donnera sept enfants. Elle ne cessera pas de chanter, même enceinte, même malade, même fatiguée. C'est que l'Administration ne plaisante pas; une choriste gagne 1.800 Francs par an, mais le dédit est de 3.000 Francs. Elle donne le sein entre deux tableaux. On lui accorde huit jours de congé pour une naissance, et finalement, on résilie son engagement en 1869, car son dossier est qualifié de "déplorable" à la suite d'une lettre dans laquelle elle demande un jour pour chercher quelqu'un de sérieux pour garder ses quatre petits enfants de cinq, quatre, deux et un an, la grand-mère Rouaud étant partie. En lisant sa lettre aux Archives Nationales, j'eus la preuve que Louis-Amédée avait rompue définitivement avec ses parents, et que les petits Mante ne connurent que cette grand-mère maternelle.
      Les premières années de leur mariage s'écoulent très heureuses à Asnières, 27 avenue de Courbevoie, où sont nés les quatre premiers enfants. La guerre les obligea à déménager, car ils auraient été coupés de Paris. Ils s'installèrent à Montmartre, 47 rue des Acacias, dans l'ancien village d'Orsel. C'est là que naquit Suzanne, ma grand-mère, en 1871.
      En 1860 mon arrière-grand-père est un monsieur rangé : il est à l'Opéra depuis douze ans, il fait partie de la Société des Concerts du Conservatoire, et il a ouvert un salon de photographies artistiques, 47 rue Rochechouart. Mais il reste plus chercheur que commerçant. Là, il est indiqué au Bottin (pour la première fois) comme "photographe artiste". C'est un des premiers artistes, en tout cas le seul photographe, installé à Montmartre (note de M. Jean Adhémar).
      Il se décide à faire une communication à la Société de Photographie en 1865 sur des gravures héliographiques tirées "soit en taille douce, soit en relief et obtenues simplement par le procédé qu'a décrit M Poitevin". Mante met sous les yeux de la Société (sic) des bois destinés à être gravés et sur lesquels le dessin original de l'artiste a été reporté au moyen des procédés photographiques. Le procédé va être utilisé dans les journaux illustrés, par les reporters parisiens comme Lepère, pour lesquels il constitue une facilité infiniment plus grande. J'ai trouvé un portrait d'Adèle sur bois, malheureusement en très mauvais état, la représentant à cette époque. C'est une photo peinte ensuite à l'huile. Deux ans après a lieu l'exposition universelle et dans le Bulletin de la Société Française de Photographie, on lit que M Manthe (sic) a reçu une médaille de bronze.
      En 1872, il se lance plus avant, et dans le bulletin de la S.F.P, page 33, on lit :
"M. Mante communique à la Société une notice sur la gravure photographique sur zinc et présente des spécimens à l'appui. Il s'exprime en ces termes : (M Matteroz dit que les causes d'insuccès des essais en relief viennent de la nécessité des creux)"... Par les planches spécimens que j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de la Société (c'est décidément la formule consacrée), on peut se convaincre que cette difficulté est complètement résolue et que, par conséquent, la phototypographie rentre maintenant dans le domaine de l'industrie. Ces épreuves sont entièrement obtenues par les moyens chimiques. Il n'y a été fait aucune retouche"... et il annonce pour bientôt des présentations plus importantes de gravure sur acier et sur cuivre. Vers 1860 il avait fait une bichromie de Sarah Bernhardt qui ne le satisfit pas entièrement mais qu'il conserva gravée sur papier. Je montrais cette épreuve à la Conservatrice du Musée de la Comédie Française (hélas Madame Sylvie Chevallet avait pris sa retraite, et j'eus affaire à une inconnue) et tout naturellement cette dame me dit : c'est un tableau très connu de Chartran qui date de 1893 ! Elle ne s'étonna pas que le peintre n'ait eu que 11 ans lorsque son "modèle" en avait 16.
      1872 est une année sombre pour les Mante. Leur fils Jacques-Georges est emporté après une courte maladie à l'âge de trois ans et demi, alors que ses nombreuses photographies le montrent comme un bel enfant gai et turbulent.
      Le 28 octobre 1873 éclate un violent incendie, dans la nuit heureusement, qui détruira entièrement l'Opéra, alors rue Le Peletier. Dès qu'il apprend la nouvelle, Mante se précipite sur les lieux du sinistre armé de son appareil photographique et réalise, au mépris du danger (un pompier y trouva la mort) six, et peut-être huit, excellents clichés pris directement dans le bâtiment en feu. Trois de ces photographies se trouvent au Cabinet des Estampes, six autres à l'Opéra.
      Après la guerre, les Mante se réinstallent à Asnières, cette fois plus près de la Seine, 5, quai de Seine, où naîtront Louise et Blanche. La vie reprend toute sa gaieté. Louis-Amédée fréquente ses amis artistes comme Manet, Degas, Mary Cassatt. J'ai trouvé un petit dessin à l'encre signé M.C, daté de juillet 76, qui représente Mante sur un toit de tuile en train de soufrer une vigne grimpante sour l'œil étonné d'une jeune personne qui pourrait être Mary Cassatt elle-même. J'imagine les parties pleines de gaieté à la sortie des premières expositions des impressionnistes. Mante leur a présenté Faure le grand chanteur de l'Opéra, et ce dernier les aide financièrement. Il sera leur mécène, et laissera à sa mort une collection unique et de grande valeur. Mante aimait à raconter la Première de Faust où Faure habillé en Méphistophélès s'était pris les pieds dans une corde et avait été enlevé dans les airs en gigotant (et je me demande si l'expression : gigoter comme un beau diable ne vient pas de là). Des anecdotes il en avait de nombreuses à raconter. Il avait vu brûler le Diorama de Daguerre rue de la Douane quand il était petit et avait connu Cherubini, Mayerbeer, Rossini et Berlioz, simple choriste. Massenet, enfant d'une famille de 21, avait été comme lui timbalier. Gounod lui avait prédit que Massenet était "un gaillard qui irait loin". Gounod avait connu Pauline Viardot à l'Opéra quand elle chantait avec Adèle sa femme, et cette rencontre avait transformé la carrière de Gounod : il voulait être prêtre et n'écrivait que messes et motets, mais il tomba amoureux de Pauline, et pour elle, écrivit Faust.
      De l'autre côté du fleuve s'était implantée une grande usine d'imprimerie : Paul Dupont (éditeur très connu, député et officier de la Légion d'Honneur).
      En 1877, la maison Paul Dupont confie à Mante une œuvre grandiose : elle lui demande de photographier toutes les pièces du Musée Dupuyten, que l'on déménage à l'occasion des grands travaux entrepris rue de l'Ecole de Médecine en vue de la construction d'une nouvelle école de Médecine. Il s'agit de publier un catalogue complet des pièces léguées par M Dupuytren avec un Atlas, c'est-à-dire avec la reproduction de chaque pièce, photographiée pour la première fois dans l'Histoire de la Médecine.
      C'est une commande extraordinaire et Mante accepte avec joie, d'autant plus qu'il vient enfin de mettre au point un procédé de photogravure industriel, résultat de trente années de recherche.
      Dans les Archives de l'université René Descartes, Mademoiselle Moureaux a retrouvé les offres de service de la maison Paul Dupont pour la publication du catalogue en question. La difficulté consistait dans le choix du photographe qui saurait faire des épreuves sans retouche.
Les spécimens de Pierre Petit, photographe attitré de la Faculté de Médecine, ne furent pas jugés satisfaisants par la Commission. La maison Paul Dupont s'adressa alors à Louis-Amédée Mante qui était à même d'effectuer des épreuves sans retouche grâce à son nouveau procédé. Et on lit dans les documents conservés à l'Université René Descartes que la maison Paul Dupont proposa un nouveau procédé qui reçut tous les suffrages : la pantotypie.
      Louis-Amédée Mante se mit donc à l'ouvrage. Mais lorsqu'après avoir engagé de grosses dépenses, il livra la première série de photographies, la maison Paul Dupont refusa de le payer, le mettent ainsi dans de graves difficultés financières. Le Directeur de cette maison, Monsieur Loignon, proposa à Louis-Amédée Mante d'installer ses appareils dans l'usine de Clichy et de le rémunérer en tant qu'utilisateur des appareils, et ceci, sans lui acheter son invention, ni lui verser le moindre droit, ce que mon bisaïeul jugea inacceptable.
      Une lettre bouleversante, conservée dans le dossier de Louis-Amédée Mante à l'Opéra, et adressée au Directeur de l'époque, Monsieur Halanzier, explique les embarrs dans lesquels se trouve plongée la famille Mante en raison de la commande de la maison Paul Dupont. Louis-Amédée Mante demande une avance de 1.000 Francs sur ses appointements pour être sauvé du déshonneur de la saisie. Dans la marge une ligne : "impossible - regrets".
      Ne pouvait-il se tourner vers ses amis de jeunesse qu'il avait si royalement traités aux temps des jours fastes ? Thomas Couture avait réussi et ses tableaux se vendaient bien. Verrimst avec lequel il avait fait le Conservatoire, avait été musicien particulier de l'Empereur. Son ancien chef d'orchestre à la Société des Concerts, Gounod, avait connu Pauline Viardot à l'Opéra alors qu'elle chantait avec Adèle... Mais la guerre, puis la Commune étaient passées par là, et ce n'était plus le second Empire, ce n'était plus la Belle Epoque !
      En fait, Louis-Amédée, déçu (on le serait à moins), semble avoir renoncé à exploiter son procédé. Et seul le deuxième tome de l'Atlas du catalogue de la Faculté de Médecine est composé de planches photographiques portant la mention : procédé Mante.
      Piètre homme d'affaire, il le demeurera toute sa vie, et bien qu'il ne cesse jamais de travailler énormément à ses diverses activités de chercheur autodidacte, l'argent manque parfois. C'est ainsi qu'il se voit dans l'obligation de quiter les quais de la Seine où les enfants profitaient du bon air dans le jardin, pour un appartement plus modeste à Montmartre. Les loyers ont beaucoup augmenté. A présent tout est cher et les concierges donnent la préférence aux locataires sans chien et sans enfant. La famille trouve un rez-de-chaussée, et les meubles rentrés, Louis-Amédée fait passer les six petits Mante et le chien, clandestinement par la fenêtre. Il se trouve que Degas habite la maison. Mante l'initiera à la photogravure, et ma grand-mère, alors petit rat à l'Opéra, posera souvent pour ce peintre de la Danse.
      Nous sommes en 1880, et Mante ouvre un atelier de photographies artistiques, 22 rue Norvins à Montmartre. C'est une magnifique propriété ancienne : La Folie Sandrin, une des plus belles mais aussi une des plus inaccessibles en voiture. Les élégantes préfèreront aller se "faire tirer le portrait" sur les Grands Boulevards, où Nadar est en pleine vogue. Encore un mauvais calcul de mon arrière-grand-père.
      Les enfants grandissent. Tous sont musiciens. Emile et Laure sont au Conservatoire et y figurent encore au Palmarès. Je ne sais rien de précis au sujet de Charles, sauf qu'il aurait fait de la photogravure. Tous les souvenirs que j'ai trouvés sont des trois dernières filles qui devinrent la coqueluche de Paris comme danseuses.
      Mante fait la connaissance d'Edmond Goldschmidt en 1892. C'est un riche dandy de 29 ans, passionné de photographie, qui avait remporté la médaille d'or du premier concours international Daguerre-Niepce. Goldschmidt est un habitué de l'Opéra, et il tombe amoureux de Blanche alors qu'elle n'a que 15 ans. En 1893, il l'enlève, et l'emmène à Venise. Il l'épousera plus tard, et sera un mari aimant et attentionné, généreux avec tous, jusqu'à sa mort en 1934.
      Adèle meurt en 1893 à l'âge de 58 ans alors que tous les enfants ont quitté le nid. Louis-Amédée, toujours vert (il n'a jamais été malade et n'a jamais manqué un seul jour l'Opéra), va rendre visite à pied à sa première petite-fille, ma mère, née en 1892 entre deux ballets (le dossier de Suzanne Mante à l'Opéra ne signale qu'une interruption de six mois en 1892, avec "tacite reconduction"... la naissance de ma mère). Elle est en nourrice au moulin de Longchamp qui dresse encore ses ailes au tournant du champ de course.
      A cette époque, Louis-Amédée a toujours un atelier de photographie, mais mieux placé dans Paris : 63 rue Pigalle, en face de chez Carjat. Il s'y consacre au but qu'il s'était fixé en 1848 : reproduire les couleurs naturelles de la nature.

      En 1894 il prend sa retraite de l'Opéra et se donne tout entier à ses recherches, aidé par les finances et l'enthousiasme de Goldschmidt.
En 1895, il réussit une photographie en couleurs sur plaque de verre, de la plus jolie des amies de ses filles : Cléo de Mérode, âgée de 18 ans, qui est "sujet" à l'Opéra avec Suzanne.
      Goldschmidt installe un atelier dans son hôtel particulier, 85 rue Ampère, achète des décors, et fait venir des modèles. Il réalise pour son seul plaisir des tableaux artistiques de toutes sortes avec des plaques préparées par Mante. Certaines de ces photos sont "osées" et on ne les montre pas aux dames. Encore moins aux jeunes filles. Voilà pourquoi je n'ai eu connaissance de ces plaques que très tard et après la mort de ma grand-mère.
      Lorsqu'il m'a fallu faire la preuve de l'antériorité de ces autochromes par rapport à celles de Lumière, les photographies de personnes connues me parurent insuffisantes, car rien n'était daté, mais une photographie d'intérieur constitua la preuve datée que je cherchais.
      Cet intérieur, sompteux, était celui des parents de Goldschmidt, 11 rue St James à Neuilly. On y voyait nettement des tableaux de maîtres.
      Or, j'ai retrouvé les comptes du Notaire qui partagea les biens de Madame Salomon Goldschmidt après sa mort, et en mai 1901, un de ces tableaux fut vendu et son prix partagé entre les héritiers. Cette plaque, ce mantochrome, est donc antérieur à 1901.
      En 1898, Louis-Amédée, veuf plein d'allant et de santé, est encore un parti très présentable comme le montre un auto-portrait de lui à cette date. Au dos le cachet : photographie artistique Mante - 63 rue Pigalle (il existe des portraits de lui sur plaque de verre en couleur, mais non datés évidemment, puisque l'on ne peut rien écrire dessus). Il se remarie avec Joséphine Lepère qui a l'âge de ses plus jeunes filles, et le "jeune" ménage s'installe dans le paisible petit village de Seine-Port fréquenté par Faure et Gounod, ses amis. (Serait-elle de la famille du Lepère mentionné par Jean Adhémar comme un des seuls illustrateurs à avoir connu le procédé de photos sur ivoire factice ?)
      La famille Parizot qui lui loua la maison vit toujours dans ce Seine-Port qui n'a pas changé. Les aînés ont bien connu ce "grand gaillard". Une dame se souvient qu'il a joué du violon à son mariage, une autre qu'il était le père des demoiselles Mante de l'Opéra et que Louise lui a donné des places pour aller entendre Faust.

      Avec M Marbot, conservateur à la Bibliothèque Nationale de Paris, qui m'a emmenée à Seine-Port en pélerinage, le jour anniversaire de la mort de mon arrière-grand-père, le 11 octobre 1977, nous avons retrouvé la maison où il a passé ses dernières années, en nous aidant d'une photo. La grille d'entrée est inchangée. La maison aussi.

      A Seine-Port, Louis-Amédée Mante ne cessa pas ses recherches photographiques. Il fit des montages de photos anciennes qu'il envoya à ses filles pour ses 75 ans en 1901. Il reproduisit des photos sur soie, et surtout, il enseigna la photographie en couleur.
      M. Masse, photographe lui-même, qui a aujourd'hui 90 ans, est le gendre de Monsieur Barba à qui Mante apprit à faire des photographies en couleur. Madame Masse-Barba se souvient de ces leçons qui eurent lieu autour de 1900 lorsqu'elle était toute petite.
      M. Barba a laissé à Seine-Port de nombreuses photographies de maisons et de paysages, mais l'on n'a pas trouvé de plaques en couleur de lui. Pourtant une photo en couleur de Mante assis près d'une table avec un vase de fleurs et une boîte jaune semble bien être un essai de Barba sur une plaque préparée par son maître.
      Louis Lumière a-t-il fait le voyage jusqu'à Seine-Port ? C'est possible car c'était le fils d'un vieil ami. Son père, en effet, avait pris des leçons de photographie un demi-siècle avant auprès de Louis-Amédée Mante. A Seine-Port il y aussi Monsieur Broquette fameux chimiste membre de l'Institut, qui a là son laboratoire. Mante et Broquette se sont forcément rencontrés, et se sont intéressés à leurs travaux réciproques, car Louis-Amédée était un chimiste authentique bien qu'autodidacte.
      Dans le premier article de Sciences et Vie, Monsieur Fellot a pensé qu'une plaque en couleur représentant Mante vers la fin de sa vie et enfermée dans un carton sur lequel était imprimé Maison Lumière, constituait une preuve de la visite de Louis Lumière à Seine-Port. Mais l'erreur vient du fait que nous avons cru que le carton et la plaque étaient solidaires. Or je m'aperçus par la suite que ce n'était qu'un encadrement pour protéger un souvenir précieux d'un père décédé, la seule plaque qui ait été protégée, mais en aucun cas signée.
      Dans l'Histoire de la Photographie de Newhall, on voit p.192 que Steichen, en 1907, se procura en France quelques plaques autochromes et put ainsi organiser à New-York la première exposition de photographies en couleur. Or, les Frères Lumière ne commercialisèrent qu'à compter de 1910 les plaques autochromes. Steichen avait-il rencontré Louis-Amédée Mante ?
      A la fin de sa vie ce dernier fut décoré des palmes académiques, et un reporter vint l'interviewer à Seine-Port. L'article fut intitulé "Un Philosophe" car il se déclara le plus heureux des hommes, bien que très peu connu, mais il n'oublia pas de mentionner qu'il avait appris la photographie au fondateur de la maison Lumière, Antoine Lumière.
      Il mourut en pleine santé, renversé par une automobile le 11 octobre 1913.
      Il est enterré dans le petit cimetière de Suresnes, à côté de sa première femme, de ses filles, de sa petite-fille (ma mère, et il y reste une place...)


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