Retour page précédente

La vie d'artiste
par Laure Latapie

          Pour moi, qui commence à connaître beaucoup d'artistes, je m'aperçois que c'est une vie de rigueur et de travail assidu. Pour se délasser de son travail de peintre, mon père, lui, écrivait : "Faire de la peinture, c'est entrer en religion." Ses nombreux carnets de croquis sont parsemés de ses réflexions sur l'art, la vie, la guerre; ses enthousiasmes, ses rages, ses exhortations personnelles.

          Il a vécu soixante ans de peinture, avec de terribles contraintes extérieures, certes, soixante ans consacrés à cette passion exclusive qui embellit et ronge une vie.

          Sa peinture me semble comme une conversation engagée avec les peintres de son temps, comme avec ceux du passé, de ceux qu'il avait choisi de prendre pour confidents, cohorte d'artistes qui accompagne chaque créateur, où celui-ci puise l'exaltation, les reproches, et l'énergie, peut-être, de persévérer.

          L'ascèse du cubisme l'a séduit dans ses débuts après la Grande Guerre, puis la carnation des femmes, surtout de la sienne, la paix retrouvée et acceptée. Sa femme Renée, son ancienne élève de l'Académie Ranson, abandonna sa propre peinture pour vivre plus intensément celle de son mari.

          Si l'œuvre d'un peintre est faite de recherches et d'épanchements, celle de mon père aura été dominée par le besoin d'ajouter à la rigueur du cubisme, le lyrisme de la couleur.

          Peut-être la nécessité de concilier ses ascendances opposées de mère picarde et de père toulousain, cherchait-il à équilibrer son nord et son sud. Sa première grande guerre, 1914, l'avait marqué pour la vie, il nous la racontait, comme d'autres pères les histoires de Barbe-Bleue, etc...; c'était pour nous à la fois terrible, et heureux, puisqu'il triomphait toujours de ces horreurs avec une confiance en lui, à chaque fois raffermie.

          Le Chemin des Dames, le Mort-Homme, la Côte 304, le Bois Sabot, ce sont des noms qui font partie de l'histoire, qu'il nous contait dans le prodigieux de son quotidien.

          Il aimait à dire qu'il avait la maladie de la pierre. En 1924, à la mort de sa première épouse Estelle, il avait réalisé leur rêve commun de construire une maison résolument moderne, grâce à l'Association des Castors de Montsouris, qui regroupait des peintres en mal d'atelier, Braque, Ozenfant, Bissière, Hertenberger, Gaut et construisait à faibles coûts.

          Les amis se partageaient le même entrepreneur-architecte fataliste qui laissait les artistes remanier ses plans. Ils s'arrachaient les maçons d'un chantier à l'autre; les matériaux étaient de récupération, c'est ainsi que les portes et fenêtres commandaient la hauteur des plafonds.

          Les terrains ne supportaient d'élever que peu d'étages, car situés au-dessus des "Catacombes"; aussi, plus tard, quand passait la charrette du laitier tirée par ses deux percherons, au petit matin, la maison tremblait de partout.

          Seul Amédée Ozenfant, l'instigateur du "Purisme" en peinture, avait vu ses plans dessinés par l'architecte Le Corbusier, son ami et cofondateur avec lui de la revue L'Esprit nouveau.

          Enfants, nous jouions dans cette maison énorme et vide, où le "pensoir' du maître était accroché au plafond du vaste atelier relié par une échelle, tandis qu'une fente ouvrante, du sol au plafond, était prévue pour laisser passer les tableaux gigantesques.

          La maison de mon père, elle, n'avait que trois murs, mais de larges avancées lui octroyaient plus de surface et nous donnaient l'impression, à mon frère et à moi, d'être assis à table, au-dessus de la rue.

          Les fenêtres de l'atelier donnaient sur le pré que formait le toit de la vanne, réservoir d'eau de Montsouris.

          Cette maison l'a aidé à peindre pendant vingt ans, qu'il l'habite ou qu'il en loue un étage, ou les deux, suivant ses difficultés financières, à de riches étrangers.

          La lumière venait du nord, comme il se doit, mais il n'aimait pas cet atelier dont le toit en ciment dégouttait d'eau à chaque averse.

          Pendant des années, il transportait son atelier au gré d'habitations diverses à Toulon ou aux environs, où l'attirait la luxuriance de la lumière du Midi et la vie plus simple.

          Avec Georges Braque, son voisin, à Paris, ami et confident de longue date en peinture, surtout pendant la période recluse de la guerre, la seconde, il y eut un riche échange chaleureux autour de l'art : "Quand il entrait dans mon atelier, je voyais mes toiles différemment" disait-il. Pudeur et aristocratie de la pensée, mon père s'enchantait de leur complicité d'anciens combattants et de peintres.

          Après la libération, Braque n'était plus seul, beaucoup d'admirateurs, de vedettes, de jeunes peintres, dont Nicolas de Staël, qui était encore plus grand que mon père, encore plus beau, plus jeune, Latapie s'est senti relégué.

          Quand j'apprenais la céramique avec Jouve, le soir, je copiais les tableaux de mon père en les réduisant à main levée pour lui offrir une sorte de monographie "format cahiers d'art", revue en vogue. J'ai été surprise qu'il aille la montrer sur-le-champ à Georges Braque.

          Pour réaliser ses grandes décorations, celles commandées par l'Etat, ou celles qu'il se commandait à lui-même, il partait avec femme, enfants et matériel à la recherche de locations suffisamment spacieuses, muni, toujours de son seul optimisme, et trouvait à installer son atelier dans une grange à Noirmoutier, un château, et même deux dans le Morvan, en 1936 et en 1939. Il repeignait les murs, chamboulant l'agencement des pièces gaiement, avant de travailler, investissant le lieu, avant d'être investi par lui. Notre vie fut une longue errance à la recherche de lumières différentes.

          En 1946, à la fin des hostilités, notre père dut vendre sa maison pour régler avec Jean-Louis la succession d'Estelle.

          Commençait alors, sa grande aventure "bâtisseuse", l'acquisition du Moulin-Vieux à Seine-Port, que lui avait fait connaître le peintre George Desvallières.

          C'était une grande bâtisse délabrée, dont seul Alain Cuny a pu visiter l'étage habitable en marchant sur la crête du mur, au-dessus du vide de la cour, comme un équilibriste. "Achetez Latapie" disait cet ami enthousiaste et poète. "J'aimais beaucoup votre père, dira-t-il plus tard, j'étais heureux et fier de cette amitié qu'il me témoignait avec tant de finesse et de bonté enjouée."

          L'ancien moulin à eau avait servi de réserve de pierres à ceux qui en voulaient.

          Il mettra vingt ans à relever de ses ruines ce bâtiment dont la solide beauté était une exaltation à la solidité de sa peinture.

          Pensait-il aussi à ce grand-père minotier en retrouvant ses racines dans l'épaisseur des poutres faites pour supporter le poids des grains.

          Je me souviens de sa joie de découvrir, sous la poussière du mur, une inscription au pochoir comme il en avait vu sur les sacs de farine de Cintegabelle.

          Avec l'enthousiasme et l'inconscience de la jeunesse, je l'aidais de toutes mes forces dans ces travaux qui tenaient plus du rafistolage que de l'entreprise de bâtiment.

          Je faisais du ciment, je posais des vitres, je montais des cloisons de briques et de plâtre presque droites avec les copains, plus heureuse de collaborer à son travail de restauration de ces pierres que d'aller canoter sur la Seine avec les gens du bord de l'eau.

          Au fond de moi, il y avait ce bonheur de contribuer à installer mon père au mieux, dans ce lieu qui comblait son besoin d'espace, consciente, peut-être, de réparer les manquements de mon aîné. Je me faisais la promesse, quand le bâtiment serait habitable, de partir vers mes propres horizons, le cœur rassuré pour leur présent.

          Mon père faisait mon éducation en histoire de l'art, il me parlait de ses aspirations en peinture, de ses prédilections : Paolo Uccello, Zurbarán (les natures mortes), Courbet, Cézanne.

          Je broyais ses couleurs en poudre sur la marbre. J'apprenais à regarder la peinture, à la comprendre.

          Et là aussi, il y avait entre nous une connivence de tous les instants.


          En 1948, au pied des pommiers, nous avons découvert, avec un ami canadien céramiste, un filon d'argile verte, une roue de charrette, et des planches, on me construisit un tour de potier, mon père se passionna pour la poterie, mais n'alla pas jusqu'à acheter le four adéquat; je prenais l'autocar jusqu'au cuiseur de Montparnasse. Les poteries sur mes genoux tintinnabulaient, leurs émaux refusant de s'accorder avec la terre du pré. Il assembla des pots et des portions de pots en des constructions osées.

          Il fit de même avec quelques-unes de ses œuvres sur papier qu'il assembla, en créant des liens autour, pour en faire de grandes compositions qui deviendront des cartons de tapisserie pour la manufacture des Gobelins.

          Il a beaucoup dessiné et peint la femme avec force, comme un arbre ou une pomme, éléments de la terre, plus intéressé par la déesse-mère des Celtes, porteuse de l'humanité, et par l'architecture des formes que par l'anecdote de la féminité.

          Le nu aura été une constante de son expression, thème travaillé suivant les étapes différentes de son cheminement pictural et les évolutions de son écriture.
          Selon lui "tout tableau réussi était abstrait". Je me souvients, vers 1950, de la querelle des abstraits et des figuratifs dans l'arrière-salle des "Deux Magots", j'avais défendu le point de vue de mon père comme si on l'attaquait au coin d'un bois. "Le choix entre le figuratif et l'abstrait, je ne l'ai pas fait, je ne crois pas qu'il soit utile de faire un choix entre son père et sa mère."
          "Rien ne risque d'entamer mon goût de la forme" disait-il, aussi sa période non figurative ne sera-t-elle pas informelle.
          "Il (le peintre) peint de toute sa foi, ce qu'il ne peut s'empêcher de peindre."
          Le portrait, autre constante, était une récompense qu'il s'offrait en dehors de ses préoccupations, il me semble. Ma mère, dont il s'inspira beaucoup, était son modèle en mouvement. Enfant, je posais pour lui faire plaisir avec fierté et résignation.

          En 1967, il fut contrait de vendre le Moulin, toujours l'impécuniosité lancinante, et de s'installer dans un petit appartement à Paris puis en Avignon.

          Quand il résolut de céder à un marchand parisien ayant pignon sur rue, Urban, 18 rue du Faubourg-Saint-Honoré, une grande partie de son atelier, je compris qu'il espérait un travail professionnel de galerie autour de l'œuvre qu'il laissait derrière lui.

          J'étais chagrinée de ce départ pour le sud qui l'éloignait de nous, de ses amis et de son terroir. La forte chaleur et le Mistral ne sont pas toujours bons pour les gens de leur âge.

          Ce fut pourtant une période heureuse pour mes parents; mon père travailla avec allégresse dans la lumière de sa jeunesse, pour une fois sans contrainte pécuniaire, mais ce fut de courte durée.

          Celle qui n'avait cessé de le soutenir pendant quarante-six ans, celle dont la joie de vivre et le courage avaient toujours triomphé des aléas d'une vie d'artiste, où la grandeur des projets primait toujours sur les nécessités pratiques; Renée, ma mère, mourait subitement, le 29 juin 1971, la veille du vernissage de leur exposition au Palais des Papes en Avignon. Elle n'a pas assisté à ce qu'elle considérait comme une consécration du travail de son mari, dans ces salles prestigieuses.

          Pour le distraire un moment de son chagrin, je l'entraînais de nouveau vers la pierre pour s'aménager un atelier près de nous à Boissierettes. Il a restauré le presbytère abandonné, attentif un moment à l'idée de réaliser sa maquette de l'apocalypse... dans l'atelier de gravure de Louttre, mais plus rien ne l'intéressait vraiment, la peinture et la pierre avaient perdu leur âme. "Je n'ai plus de raison de peindre."

          Il retourna en Avignon ranger ses toiles, ses écrits et se préparer à la suivre.

          Son œuvre vit et me parle de lui. Il m'a légué sa passion de la pierre et de la peinture qui me sont source d'enchantements - comme je l'en remercie.


Retour page précédente