Évocation de Louis Latapie à Seine-Port
par son fils Jean-Louis,
extrait de son livre La ballade des peintres
aux éditions L'Harmattan.
Seine-Port et le "Moulin-Vieux"
"...
au bout du quai les Balory". C'est par ce calembour devenu familier
que mon père saluait son moulin-prieuré, acheté en
1946 à l'état de ruine lamentable et qui devait devenir
une merveille, un sujet de reportage illustré, vingt ans plus
tard, pour Plaisirs de France, avant d'être vendu, dans
le découragement de la grandeur !
Ce moulin de Balory,
ou Moulin-Vieux-sur-le-Balory (du nom de la petite rivière autrefois détournée
pour faire bief) serait à l'origine d'une période extrêmement
importante pour Latapie : la période où, pour reprendre les propres
termes de ses notes, "sa peinture allait commencer à devenir adulte".
C'est là, plus qu'à Paris (avec le séjour duquel il partagea
longtemps sa période seine-portaise), que son travail devait être
le plus fructueux, donner le plus grand nombre des œuvres connues de lui
et, parmi elles, de nombreux chefs-d'œuvre. Je n'hésite pas à employer
ce terme au sens où mon père l'aurait pris lui-même, c'est-à-dire
dans l'acception traditionnelle d'œuvre issue de la maîtrise, de la
totale domination des moyens d'un art donné.
Après la décision
de passer la majeure partie de son temps "au vert", je crois que ce
qu'il appelait malicieusement lui-même sa "maladie de la pierre" contribua
fortement à ce qu'on appellerait aujourd'hui la maturation de la personnalité de
Latapie. Il dut, non seulement au plan financier, mais artisanalement jongler
avec les moyens du bord, pour restaurer à peu près comme il faut
l'énorme bâtisse. Le curé du lieu était à l'époque
un vieil archiviste; il prétendait avoir retrouvé le premier acte
de vente du Moulin-Vieux et cet acte était antérieur à l'an
1100 !... Il expliquait qu'en bordure de Seine-Port (ce nom serait une corruption
historique de Saint-Port), les premiers moines propriétaires de l'endroit
accueillaient en leur prieuré les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle
qui, venant du Nord et de l'Est de la chrétienté, traversaient
là le fleuve avant de s'enfoncer vers le Sud par Fontainebleau et Nemours.
Toujours d'après notre curé chartiste, ce moulin avait abrité le
four banal (nous l'avons d'ailleurs retrouvé dans les aîtres); les
moines y avaient exercé toutes sortes de privilèges, dont celui
de moudre la farine et de cuire le pain pour tout le pays. Plus tard, sous la
Révolution, des gens s'y étaient abrités, fuyant la terreur.
Vendu ensuite comme bien national, le prieuré avait été assez
négligé au XIXe et au début du XXe siècle. Ne servant
plus, ni de demeure, ni de moulin, il s'était délabré, gravement
mais non définitivement. L'essentiel du gros œuvre datant de l'époque
des grands bâtisseurs, tenait bon.
Tant bien que mal,
c'est-à-dire avec peu d'argent, beaucoup d'ingéniosité et
d'"huile de coude", Latapie se mit à l'ouvrage pour restaurer
ce monument. Il sut, avec sa femme Renée, comme ils avaient toujours su
le faire dans leurs intérieurs, marier le moderne à l'ancien sans
les faire jurer. Le plus typiquement réussie de ces opérations
assez hardies, fut le dégagement des arceaux romans de la façade
où l'on encastra des dalles de verre de Saint-Gobain, qui s'intégrèrent
parfaitement à l'ensemble. La plus efficace, du point de vue de l'habitation,
fut la transformation des écuries et remises du rez-de-chaussée
en pièces de séjour; l'immensité des surfaces disponibles
permit l'aménagement d'ateliers et de salles d'exposition permanente de
dimensions plus que respectables, avec des éclairages de sources variées
(la lumière du midi "traitée" au lieu d'être exclue
fut une découverte pour Latapie). Une magnifique maison naissait des mains
de l'artiste, secondé par son épouse et sa fille Laure. Alors étudiant à Paris,
je venais le dimanche. Pour faire les quarante-cinq kilomètres du trajet,
dans l'immédiate après-guerre, c'était une véritable
expédition. Il fallait prendre, près du quai de la Râpée,
un car-patache comme les studios de cinéma en recherchent aujourd'hui
pour reconstituer les équipées des années trente. J'avais,
quoi qu'on en ait dit dans la famille, un certain mérite à venir
brouetter des pierres et du ciment toute une sainte journée (d'ailleurs
très agréable), ne serait-ce qu'à cause des quatre-vingt-dix
minutes à l'aller et davantage le soir, à cause des retours dominicaux,
dans cet omnibus dingue. Pensez, un manque presque total d'amortisseurs me mettait
déjà les reins en capilotade !
Pour en revenir à mon
père, il avait à cette époque pionnière entre 55
et 60 ans. C'est un âge critique pour les forces de l'homme. Toutefois,
comme le fait remarquer Tolstoï à propos d'un général
dans Anna Karénine, c'est aussi la pleine force de l'âge.
Je pense qu'il fut bon pour Latapie de s'aérer, de prendre un véritable
bain de nature et de s'adonner à une activité physique. Nous nous
inquiétions un peu pour son cœur; il s'y était fait une lésion,
depuis cicatrisée, à l'âge de quatorze ans, pour avoir en
vélo derrière moto, passé la limite de l'effort permis et
cela... troublante coïncidence, justement sur le parcours Paris-Melun.
Maintenant, les amis.
Les amis jouèrent un grand rôle dans l'aventure seine-portaise de
Latapie. Les Desvallières d'abord. Ce sont eux qui sont à l'origine
de tout. C'est par une amitié qui remonte à la nuit des tempsd
héroïques, aux Nabis, à Maurice Denis, le premier maître
de mon père, que les choses ont commencé. George Desvallières,
membre de l'Institut, devenu peintre de sujets religieux, après une jeunesse
orageuse, fut le premier pilier de cette amitié; ensuite vinrent ses enfants,
Monique devenue l'épouse de Pierre Isorni et Isorni lui-même, amis
d'élection, Marie-Madeleine Desvallières sa sœur, France,
mariée au peintre Ambroselli et ses enfants, Richard Desvallières,
le ferronnier et la famille alliée des Paladilhe. La vieille et magnifique
propriété de "Broquette", au milieu des domaines alors
immenses que possédait la famille Desvallières à Seine-Port
fut un peu comme un point de ralliement. La première installation de Latapie,
au "Clos", chez Richard, remonte à 1942, la seconde, très
provisoire, à "L'Enclos" chez les demoiselles Fidière,
en face de Broquette, eut lieu à la fin de la guerre et puis ce fut la "fondation" du
Moulin, qui consacra l'appartenance de Latapie au cercle des Seine-Portais.
J'ai eu le bonheur
de connaître George Desvallières et je tiens à dire ici combien
cet homme m'a enchanté par sa force morale et son charme. Il convient
aussi de parler de l'étonnante condition physique dont il faisait preuve,
alors qu'il avait largement l'âge du fauteuil et des pantoufles. A quatre-vingts
ans passés, il traversait la Seine en barque et ramait lui-même
pour atteindre son atelier de l'autre rive, une cahute, à peine ou pas
chauffée, où il abattait sa séance, palette en main, indestructible
devant son chevalet et l'œuvre à terminer, pour la gloire de Dieu.
Barbiche grise au vent, l'œil vif, s'intéressant à tout et à tous,
le père Desvallières me stupéfiait par sa jeunesse et par
l'image traditionnelle du patriarche qu'il offrait, au milieu de sa nombreuse
famille, où chacun l'adorait. Car chez lui, la bonté n'était
pas seulement dans le discours (c'était déjà magnifique
qu'elle y fût, je ne l'ai jamais entendu "bêcher" personne),
elle était dans le vécu, les petites choses. Le moindre goûter
chez les Desvallières était un merveilleux moment, une scène
biblique.
Ce que furent Monique
et Pierre Isorni pour Latapie, je n'aurai jamais assez de mots pour le dire;
Monique, hélas disparue en 1973, était une sainte. Tous deux furent
le dévouement même et leur fidélité, j'en connais
tout le mérite. Les Latapie ne sont pas des gens tellement commodes. Qu'ils
trouvent ici, avec leurs enfants : Marie-Mad, la famille de Richard et les Paladilhe
entre eutres, l'hommage d'une reconnaissance particulière.
D'autres familiers
de Seine-Port, les Albert François-Poncet (branche industrielle), les
Laurain, les Larue, les Ces, les Feuillatte, les Heuretin, les Groult, qu'ils
aient eu, en ce site encore protégé, vieilles demeures, villas
ou house-boats, firent bon accueil à Latapie, quelquefois à sa
peinture et le soutinrent de leur amitié.
Les Braque, les Bissière,
les Ozenfant même (ah! ces derniers, quels délicieux Castors !),
de retour d'Amérique, devaient à chaque occasion prendre le chemin
de Seine-Port. A côté des Parisiens et des cosmopolites, il se constitua
aussi un fort sympathique petit clan Seine-et-Marnais qui décida, Pouvreau,
le maire de Dammarie-les-Lys en tête, de reconnaître et même
de promouvoir mon père, dans lequel on voyait un très grand talent
insuffisamment connu. Ces hommes voulurent bien considérer que la présence
de Latapie, sa fidélité au terroir briard, qu'il peignait si volontiers, était
un honneur pour la région de Melun. Je citerai l'enseignant J.C Renaud,
le peintre journaliste Jack Chambrin, les Jean Baignières, qui résidaient à Fontainebleau,
Maître Izard, un grand du barreau (qui lui, venant souvent à sa
maison voisine de Morsang-sur-Seine, s'intéressa à la malheureuse
affaire de la fresque détruite au stade de Coubertin et aida mon père à gagner
son procès contre la Préfecture de la Seine), le chanoine Barrault,
curé de Verneuil-l'Etang, en bloc la Maison des dominicains de Soissy,
avec une mention toute spéciale pour le R.P Delalande, qui était
déjà gravement malade, que j'ai moi-même eu le bonheur d'approcher
et dont je n'ai eu aucune peine à croire qu'il fût mort comme un
saint; le frère Pierre Latapie et la sœur Lotte (Mme De Palmas) parmi
les familiers.
A Paris, comme en
cette première période seine-portaise (celle que j'ai connue de
près), Latapie maintenait de précieuses amitiés, celle de
Jacques Isorni dont le courage, lors du procès Pétain, sans parler
du talent et de l'engagement personnel, renforça encore l'estime que mon
père avait pour lui; celle de l'homéopathe bourguignon le docteur
Joseph Roy (que suivrait son fils le docteur Guillaume Roy), le médecin
favori, que dis-je, le médecin suprême; celle du professeur Chaumeil,
des Roulliers, du poète Prouteau, de l'acteur Alain Cuny, du dessinateur
Pierre Charbonnier. Je parlerai en temps voulu, lorsque j'évoquerai la
fin de l'époque seine-portaise, d'autres amities, d'autres concours, mais
je désire "off the record" me souvenir de l'émouvante
surprise que fut, pour nous tous, l'arrivée au Moulin des filles de Jeanne
Peuteu de la Morandière. Leur mère avait été la fiancée
de Georges Latapie, le poète. C'est elle, en septembre 1914 qui, ayant
obtenu d'être son infirmière, lui avait fermé les yeux lorsqu'il
eût succombé à sa blessure. Quelque chose comme trente-cinq
ans après, nous apprîmes ainsi que, mariée à un gentilhomme
breton, elle avait gardé toute sa fidélité au souvenir de
Georges Latapie. Comment n'aurions-nous pas été touchés
de ce qu'elle eût, avec l'acceptation de son mari, tenu à transmettre à ses
enfants le culte de l'ancien fiancé disparu au lendemain de la bataille
de la Marne. Je ne veux pas dire que ce genre de sentiments ne se porte plus,
mais reconnaissons que ça se fait rare !
Et cette peinture,
qui remplissait les ateliers du Moulin-Vieux ? Eh bien! il faut reconnaître
qu'elle était relativement peu exposée à Paris. En dehors
de l'éphémère galerie J.C de Chaudun, de la rue Mazarine
et des efforts que firent de sincères amis de l'œuvre comme Augustinci,
Lefèvre, Bénézit et l'admirable Simone Heller, Latapie dut
se contenter de l'exposition de ses prestigieuses tapisseries, à Rome, à Washington, à Sao-Paulo,
ou de participations, à Détroit, à Arnhem, à Londres,
en Allemagne, surtout à cause de sa contribution au cubisme dans les années
vingt. C'était maigre, eu égard à l'ampleur prise par la
période que j'appelle "médiane", soit celle qui couvrait
justement les années du recueillement et de la maturité, bien après
le cubisme, le post-cubisme, la période "Renoir", la période "Corot",
la période "Degas". Ironie, quand Latapie devenait vraiment
lui-même -et fortement lui-même- on le laissait tomber comme jamais...
Pourquoi... ? Pourquoi
cette œuvre restait-elle le privilège de quelques amateurs (ceux-ci,
d'ailleurs, absolument enthousiastes), pourquoi ne sortait-elle pas, alors que
tous ceux qui avaient à l'époque une tant soit peu solide et sereine
idée de l'art contemporain s'accordaient à lui trouver originalité,
puissance et lyrisme ? La production, sans doute, était inégale,
elle effrayait certes par sa fécondité, par sa diversité mais,
tout de même, les chefs-d'œuvre s'accumulaient et cela ne pouvait
passer inaperçu. Alors, pourquoi cette œuvre resta-t-elle si longtemps
hors du circuit, ignorée du public ? La question a été mille
fois posée. Robert Rey, quand il était directeur des Beaux-arts,
parlait du "cas Latapie". Raymond Cogniat a eu également le
mérite d'attirer l'attention sur le bizarre destin de celui qu'il considérait
comme un grand méconnu. Aujourd'hui, de lui-même, le public, mis
en présence d'une œuvre aussi importante, s'étonne qu'on en
ait fait si peu de cas du vivant du peintre. Il y a d'illustres précédents,
bien sûr. Cependant, on pose la question, ne serait-ce que par curiosité :
Latapie, pourquoi si tard ?
Je crois qu'il s'agit
d'une mauvaise conjonction. Il eût fallu, dans les années cinquante,
qu'un nouveau Vollard forçât les portes. D'autre part, dans sa terreur
sacrée de toute compromission, Latapie allait peut-être loin; il
allait "au-devant" de la menace, il se repliait, sans toujours ménager
l'amour-propre des uns et des autres. J'essaie d'être serein dans mon appréciation
des événements et du caractère de mon père. C'est
délicat, j'ai participé au drame de cette constante, dévorante
exigence. Mais comment ne pas comprendre, comment ne pas admirer même qu'une
grande exigence conduise à quelque intransigeance !
Le dernier drame latapien :
les adieux à Seine-Port et la fuite en Provence.
Les
Latapie furent très affectés par la perte de leurs amis
: Bissière avait donc suivi Mousse; Marcelle devait suivre Braque, à semblable
intervalle, dans la tombe; c'est ce qui allait leur arriver à eux-mêmes,
sept et huit ans plus tard, quand Renée mourrait en Avignon et
que Latapie ne lui survivrait qu'un an. Mais nous n'en sommes pas encore
là. Ils étaient les cadets, ils avaient encore du temps
devant eux pour récolter, enfin, les fruits d'une longue vie de
fidélité à l'art.
Dans la seconde période
seine-portaise, d'autres amis vinrent s'ajouter à ceux que j'ai, plus
haut, cités au chapitre du Moulin-Vieux : les Valléry-Radot, qui
avaient une maison proche du Balory, Lydie et René Huighes, Georges Blond
le romancier, Dominique François-Poncet devenue Dominique Barret, qui
travaillait à Connaissance des Arts, le Professeur Jullian, titulaire
d'une chaire d'histoire de l'art à la Sorbonne, le cinéaste Allibert,
des films du Cyprès, Françoise Tournié qui s'apprêtait à se
lancer "dans le tableau" et qui organisait déjà des expositions à Carennac.
Des mosaïques furent commandées à Latapie pour ces groupes
scolaires, à Melun et à Laval; en 1965 la chère Simone Heller,
qui aimait tellement venir au Moulin avec le peintre Dinou, organisa une belle
exposition particulière Latapie dans sa galerie de la rue de Seine; Les
Giovanni, qui devaient devenir des amateurs et des amis dévoués,
donnèrent à mon père, dans la revue d'actualité Le
Monde et la Vie, une place d'honneur. Enfin, en 1967, grâce à l'initiative
de Marcel Pouvreau (décédé depuis et dont je salue ici la
mémoire), une formidable exposition rétrospective (150 tableaux)
fut présentée, dans des conditions ultra-modernes, à Dammarie-lès-Lys.
Hélas, tout
cela ne suffisait pas à faire SORTIR Latapie de l'ombre. On s'acheminait
simplement vers une saine notoriété. Seine-Port n'étaut
qu'à quarante-cinq kilomètres de Paris, des liens se tissaient
qui, malgré la bouderie des grands marchands, allaient constituer une
trame solide autour du peintre méconnu. Je sais bien... il est toujours
facile de réécrire l'histoire... "ah, s'ils étaient
restés au Moulin, s'ils s'étaient cramponnés aux chances,
même ténues, qui s'offraient alors à eux, ils eussent abordé au
rivage". Non, je ne veux pas donner dans le regret futile. Le fait est qu'ils
en eurent assez, un beau jour de 1967, de ce Moulin glorieux trop vaste, d'un
entretien coûteaux, qu'ils en eurent assez pour leurs os de l'humidité des
bords de Seine et qu'ils décidèrent de vendre ce monument (dont
ils avaient fait entre-temps un bijou), pour aller vers un dernier soleil.
Après avoir "réalisé" le
moulin et son domaine, voulant tout de même garder un pied à Paris,
ils louèrent un duplex, qui ferait appartement et atelier, dans le haut
bout du boulevard Malesherbes. Puis ils prirent la route du midi. |