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Elisabeth Chudleigh

Elisabeth Chudleigh, duchesse de Kingston

 

Née vers 1720 en Angleterre

Propriétaire du château de Saint-Assise, de 1787 à sa mort en 1788

Décédée le 28 août 1788 à Seine-Port.


    La duchesse de Kingston, dont le nom a retenti partout en Europe depuis nombre d’années, a été victime de faux jugements et de calomnies. Sans avoir ni la prétention ni l’envie de se justifier, elle a résolu pourtant de dire la vérité le plus succinctement possible, afin de laisser un témoignage de cette vérité pour ceux qui l’ont aimée et qui tiennent à ce que justice lui soit rendue. La Providence l’a fort éprouvée, mais elle lui a fait de grandes grâces ; elle lui a donné, surtout pendant ses derniers jours, le bonheur de ne pas regretter sa jeunesse, de tout apprécier d’un œil philosophique, de ne pas accorder aux hommes et aux choses plus d’importance qu’ils n’en ont réellement. C’est une fortune de gagnée.

    Élisabeth Chudleigh naquit, dans le Donvonshire, en 1720, d’une très ancienne famille. Un de ses ancêtres avait un commandement dans la marine sous la reine Élisabeth, et il se distingua dans la mémorable affaire de l’Armada.

    Élevée à la campagne, dans le château de son père, son enfance y fut heureuse et aimée ; c’est le temps le plus doux, le plus cher de sa vie. Elle était entourée de bonne et précieuses créatures, qui ne la trompaient point, qui lui disaient naïvement leur pensée, et sur lesquelles elle exerçait un empire dont sa fierté enfantine s’applaudissait déjà. La personne qui écrit cette notice a mieux connu que qui que ce soit Élisabeth Chudleigh ; elle la peindra donc sans prévention, impartialement, dira le bon comme le mauvais, quoi qu’en puissent penser ceux qui liront ceci. Un fait bien certain, c’est que dès ses premières années Élisabeth fut remarquée par son esprit de repartie, son élégance et la fascination de ses manières. Les paysans prétendaient qu’elle était une charmeuse, que les bêtes la suivaient sans qu’elle les appelât, et que personne ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

    On ne lui donna point une grande instruction, ou plutôt elle ne la prit point, car on fit ce qu’on put pour qu’elle devint une savante, mais la vivacité de son caractère s’opposa à ce que sa mémoire sût rien retenir ; elle n’en fut pas moins citée toute sa vie pour une personne d’esprit. Sa maxime en toute chose était qu’il faut être court, clair et saisissant ; toute longueur lui déplaisait. Je me prendrais moi-même en aversion, disait-elle, si je restais plus d’une heure dans la même disposition d’esprit.

    Avec une telle mobilité d’impressions, on comprend de reste qu’elle fût inconstante dans ses goûts, peut-être même dans ses sentiments. Sa famille la fit nommer fille d’honneur de la princesse de Galles, et lorsqu’elle parut à la cour, elle y fit sensation. Elle eut sur-le-champ une grande quantité de prétendants et d’admirateurs, parmi lesquels était le duc de Hamilton, pour lequel elle prit un amour véritable, aussi passionné, ou plutôt aussi profond que le lui permettait sa nature, et peu de mois après leur nouvelle connaissance le mariage fut décidé entre eux. Le duc de Hamilton était un grand parti. On soupçonna qu’ils étaient d’accord : aussitôt les jaloux et les envieux s’en mêlèrent ; on essaya tout pour les désunir. Les calomnies ne manquèrent ni d’un côté ni de l’autre. Le duc, soit qu’il fût plus amoureux, soit qu’il fût plus difficile à convaincre, resta incrédule. Élisabeth n’eut pas la même force ; elle se laissa persuader par sa tante, mistriss Henmer, et crut à une infidélité de cet homme qui ne respirait que pour elle ; même dans ce cas elle eût mieux fait de pardonner. Dans un accès de dépit, elle écrivit au duc que tout était fini entre eux, et qu’elle ne le reverrait plus. Pour mettre une barrière éternelle entre elle et lui, elle donna sa main au capitaine Hervey, frère du comte de Bristol, et, pour ne pas perdre sa place de fille d’honneur, elle voulut tenir son mariage secret.

    Le jour de ce mariage fut le commencement de son malheur. Dès la première nuit de ses noces, lorsque pour la première fois elle se vit seule avec un être qui ne la méritait point, indigne de l’apprécier et de comprendre sa valeur, elle le prit en aversion. L’amour qu’elle portait au duc revint avec plus de force que jamais, et elle s’estima la plus à plaindre de toutes les créatures. Aussi, après six mois de douleurs, de querelles, de reproches, les époux se séparèrent volontairement. Élisabeth sentit trop tard la faute qu’elle avait commise, combien son avenir était compromis, et combien aussi le duc de Hamilton était digne de ses regrets.

    Le séjour de l’Angleterre lui devint odieux. Elle avait besoin d’une distraction puissante ; elle se décida à voyager ; seulement elle conserva son nom de fille (Élisabeth Chudleigh) pour effacer toute trace de son funeste mariage, et tâcher de se persuader qu’il n’existait pas. Elle partit pour l’Allemagne. Elle visita successivement Berlin et Dresde. À Berlin, elle eut l’honneur d’être présentée au grand Frédéric et le bonheur de lui plaire. Il la reçut très souvent dans l’intimité, ils se virent beaucoup, ils causèrent ensemble de toutes les grandes questions dont l’Europe était agitée, des discussions littéraires, enfin de tout ce qui pouvait occuper des esprits sérieux. Le roi de Prusse la traita véritablement en amis, et, lorsqu’elle quitta Berlin, il s’établit entre eux une correspondance qui dura de longues années.

    À Dresde, l’électrice de Saxe, princesse d’une piété exemplaire et d’un grand sens, se lia avec elle d’une amitié intime, qu’elle lui a toujours conservée. Miss Chudleigh était heureuse alors ; elle jouissait de tout ce que sa position lui apportait d’agréments sans avoir les craintes, les ennuis, les persécutions auxquels elle fut en butte par la suite ; mais il lui fallut retourner à son poste, madame la princesse de Galles, devenue reine, l’appelant auprès d’elle.

    Elle arriva à Londres plus belle, plus digne d’hommages que jamais. La reine la prit en amitié et lui accorda une faveur brillante ; elle ne pouvait s’en passer et la gardait sans cesse à ses côtés, ne se trouvant amusée que par elle. Sans la déclarer absolument favorite, elle la plaça de manière à éveiller l’envie de tous, à lui accorder le plus de pouvoir possible et à lui donner le premier rôle à la cour. La duchesse dictait la mode ; ses caprices les plus extravagants faisaient loi, de Dieu sait que ni les caprices ni l’extravagance ne lui manquaient. Arbitre des choses de goût, tantôt elle jouait au whist avec lord Chesterfield, tantôt elle courait au galop avec lady Harrington et miss Ash, deux femmes dont la beauté et l’élégance eussent été au-dessus de tout si Élisabeth n’eût point été là. J’ai prévenu que je parlerais sans modestie ni indulgence, selon la vérité. On a pu voir et on verra davantage que je ne ménage point la duchesse ; il m’est donc permis aussi de lui rendre justice quand il y a lieu. Les avantages futiles en apparence de la beauté, de la déduction, n’en ont pas moins fait presque toujours la fortune sérieuse des femmes qui les possèdent, lorsqu’elles savent les utiliser.

    Ce fut au comble de cette gloire de cour qu’elle fit la conquête du duc de Kingston, un des hommes les plus aimables de son temps. Il devint passionnément amoureux d’elle, en même temps qu’il devint son ami. Ce fut un de ces attachements profonds et complets qui résistent à tout, une de ces chaînes que l’on porte quelquefois en en maudissant le poids, mais que l’on ne peut rompre, même par l’effort de sa volonté. Leurs caractères étaient entièrement opposés : le duc, simple, doux, modeste ; elle, vaniteuse et violente, violente même jusqu’à la fureur. Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, elle prit sur son esprit un immense ascendant, qu’elle conserva en dépit de lui-même.

    Le capitaine Hervey, devenu comte de Bristol par la mort de son frère, la détestait avec autant d’ardeur qu’il l’avait aimée. Il se serait volontiers séparé d’elle juridiquement comme elle le désirait, mais il craignait de la rendre libre, et refusa d’è consentir afin d’empêcher le duc de Kingston de placer sur la tête d’Élisabeth la couronne de duchesse. Il eût volontiers repris sa liberté sans rendre la sienne à sa femme. Cependant à force de prières on le décida. Un auxiliaire puissant vint d’ailleurs en aide à Élisabeth Chudleigh : lord Bristol se prit d’une grande passion pour une autre femme. L’amour fit taire la haine et la vengeance ; il laissa rompre son mariage par une cour ecclésiastique qui le déclara nul. Élisabeth épousa alors, en présence du roi, de la reine, de toute la cour, le 8 mars 1769, Évelin Pierrepont, duc de Kingston. Sa fortune n’était pas substituée, et elle était immense ; la position de la duchesse fut donc la plus brillante et la plus élevée. Son caractère ne se modifia point ; il conserva ses irrégularités et ses bizarreries.

    Tour à tour dépensière ou avare suivant ses caprices ou son amour de briller, elle jetait l’argent par poignées ou refusait les choses les plus minimes. Elle adorait son écrin de diamants, ses pierreries, ses perles, elle les aurait défendus au péril de sa vie, et portait toujours en voyage des pistolets dans sa poche en cas d’attaque. Courageuse, téméraire même, elle ne redoutait aucun danger ; elle trouvait du charme dans le péril. Une fois, en Russie, entourée par des voleurs, elle lutta contre eux avec ses domestiques, et les mit en fuite. On en parla beaucoup, et on la cita comme une héroïne.

    Elle ne bravait pas seulement le danger, elle méprisait tout autant l’opinion publique, ne se souciant pas de ce que l’on pourrait penses d’elle, et ne ménageant rien pour satisfaire sa fantaisie, à plus forte raison ses passions. Le duc de Kingston, lorsque son premier feu fut éteint, s’aperçut de tous ces défauts et commença à beaucoup en souffrir. Il fit des observations qui ne furent point écoutées ; il se plaignit, on ne l’écouta pas davantage. Élisabeth était impérieuse, on le sait, elle se roidit contre une autorité qu’elle dénia, et continua de vivre à sa guise. Le duc sentit quel maître il s’était donné ; il regretta sa liberté sans doute, et pourtant ne trouva point la force de secouer un joug qui lui était cher ; il se soumit.

    Elle ne le contrariant d’ailleurs en rien ; mais d’une constitution délicate, il devint irascible, sa santé en souffrit encore, il tomba dans la consomption, dans le marasme, et finit par mourir en 1773, laissant sa femme héritière de toute sa fortune, à condition qu’elle ne se remarierait point. Elle le promit de grand cœur, car elle n’en avait aucune envie. La duchesse resta veuve à cinquante-quatre ans. Elle ne fut pas insensible à cette mort ; son cœur vaut mieux que son caractère.

Devenue libre, elle partit pour Rome, où le pape Clément XIV, Ganganelli, portait la tiare. Elle fit ce long voyage dans un yacht à elle qu’elle fit entrer jusque dans le Tibre, à l’admiration des Romains qui la comparèrent à Cléopâtre. Le pape la reçut à merveille ; elle devint la reine de la cité antique, y acheta un palais qu’elle fit meubler d’une façon si luxueuse, que jamais de mémoire d’homme ni par tradition on n’avait rien du de semblable. Elle dépensa des trésors en fêtes, en équipages, en domestiques ; elle illumina une nuit le Colisée. Elle fit venir à grands frais des danseurs et des chanteurs pour son théâtre, enfin elle dépensa en extravagances ce qui eût fait la fortune d’un petit État.

    Pendant qu’elle était ainsi à tenir cour plénière, les parents de son mari, furieux d’avoir perdu son héritage, se regardant comme frustrés, ce que par le fait était véritable, lui intentèrent un procès pour attaquer le testament de leur oncle. Ils soutinrent que le premier mariage de la duchesse avait été bien légal, bien réel et valable, que par conséquent elle était bigame, et que son second mariage devait être regardé comme nul, la cour ecclésiastique qui avait casé le premier n’ayant pas eu le droit de le faire.

    La duchesse, en apprenant ces nouvelles, resta frappée de stupeur. Elle se hâta de revenir en Angleterre, et partit précipitamment en laissant à Rome son palais en désarroi, abandonnant ses richesses, ses collections, ses tableaux, sans même songer à les préserver. Pendant son voyage la fièvre la prit ; il lui vint un abcès au côté ; elle continua nonobstant, ne s’arrêtant même pas pour les soins les plus urgents, tant elle avait hâte d’arriver. Son médecin la fit porter dans une litière, où elle était étendue, vaincue par la souffrance, mais forte encore par l’âme et la volonté. Cependant, en arrivant à Calais, la nature vainquit son âme ; le délire la prit, elle se croyait en prison, déchue, abandonnée, et fut contrainte de rester quelques semaines à l’hôtel Dessein. Elle y rencontra le comte de Mansfield, qui prit part de tout son cœur à ses chagrins et à ses inquiétudes. Elle fut reçue et soignée par Dessein comme la maîtresse d’une immense fortune, ne regardant à aucune dépense. Les soins empressés qu’on lui prodigua la mirent en état de traverser la Manche. Elle partit dès qu’il lui fut possible de se tenir debout, et se rendit à Kingstonhouse, où ses amis les plus particuliers l’attendaient : le vicomte Barington, les ducs de Newcastle, d’Ancaster et de Portland. Tous essayèrent de lui donner du courage en l’assurant de la sympathie générale. Ils lui représentèrent qu’elle devait à elle-même, au feu duc de Kingston, à tout ce qu’elle aimait, de se montrer supérieure à ces épreuves, de prouver combien elle était loin de les mériter, et combien elle savait dominer toutes les positions possibles.

    Il y avait du vrai et du faux dans ces rapports ; la sympathie était loin de lui être acquise. Ses originalités, ses bizarreries lui avaient nui dans l’opinion publique, et cette opinion devait nécessairement influer sur l’issue d’un procès où tout était plus en équité qu’en droit. Elle choquait les préjugés anglais, ces préjugés orgueilleux et stupides, et il n’en fallait pas davantage pour qu’on fût mal disposé à son égard. Par exemple, elle ne croyait point faire mal en n’observant point toujours le dimanche avec le scrupule exagéra de ses compatriotes. Elle avait encore les épaules, la poitrine et les bras fort beaux, elle aimait tout naturellement à les montrer ; on lui en fit un crime irrémissible.

    Elle en fut instruite ; il lui eût été facile de fermer la bouche à ses ennemis par des concessions de peu d’importance pour elle et très graves pour ces petits esprits, mais jamais elle ne s’était laissé faire la loi par qui que ce fût, et, pour sauver sa vie, elle n’eût point renoncé à une seule de ses habitudes ou de ses idées. Accoutumée à dominer toujours et partout, à faire accepter ses désirs comme des lois, elle ne voulut point céder sur des mièvreries, ce qui l’eût rabaissée devant cette foule ordinairement courbée sous son regard.

    Elle rassembla son courage et parut à l’audience en grande toilette, la tête haute, l’air assuré. Forte de son droit et de sa conscience, elle eut, tout le temps de la discussion, une contenance noble et ferme qui étonna ses ennemis : on eût dit, avouèrent-ils, une reine répondant à ses sujets. Mais que ne souffrit-elle pas ! c’est au-dessous de tout ce qu’on peut exprimer. Chaque fois qu’elle quittait ses juges, elle se faisait tirer une palette de sang ; elle reprenait ou conservait ainsi la lucidité de son esprit. Elle n’avait pris un défenseur que pour la forme, et parla elle-même avec autant de clarté et d’aplomb qu’un avocat eût pu le faire, tout en conservant sa dignité de femme et de duchesse. On l’écouta sans l’interrompre ; elle ne reçut ni blâme ni louange : c’était être condamnée d’avance, car elle devait être portée en triomphe ou succomber devant d’innombrables préventions.

    Elle perdit son procès et le droit de porter le titre de duchesse. Déclarée bigame, elle eût été marquée d’un fer rouge sur la main gauche, si sa qualité de pairesse ne l’eût fait échapper à cette flétrissure. C’en était trop ; lorsqu’elle entendit cet arrêt terrible qui lui faisait perdre l’honneur, sa fermeté l’abandonna, elle s’évanouit. Mais Dieu et sa conscience lui rendirent bientôt le courage, elle releva la tête sans faiblesse comme sans ostentation, et cette foule mobile, dont la basse envie avait trouvé une satisfaction et qui en avait déjà honte, changea tout d’un coup et lui devint favorable. De la pitié on passa à l’admiration ; on ne parla plus que de son courage, de son attitude digne et ferme, on s’intéressa à ses infortunes. Tombée, on la plaignait, on ne la jalousait plus. Mais la pitié humilie, Élisabeth ne l’accepta pas. Pour ne pas rester plus longtemps en butte à cette blessante consolation, et pour éviter les conséquences de sa condamnation, elle s’échappa de Douvres dans un bateau couvert, seule avec quelques matelots et un fidèle valet de chambre. Il faisait une nuit horrible, la plus et le vent ne cessèrent pas ; elle resta tout le temps dans cette coquille de noix, abritée seulement par un manteau et un chapeau grossier dont son serviteur l’avait couverte pour qu’elle ne fût pas reconnue.

    Les matelots bien payés ne se doutèrent pas qu’ils eussent conduit une femme. L’homme le plus intrépide, il faut le dire parce que c’est vrai, n’eût pas montré plus de tranquillité et de sang-froid dans cette terrible nuit. Qu’était la vie après un tel affront ! Lorsqu’en arrivant à Calais ils apprirent qu’ils avaient sauvé la duchesse de Kingston, ils firent retentir l’air de cris et de hourras dont la ville entière fut émue. Ce moment fut doux pour elle. Tout le monde au moins ne la condamnait pas.

    Cependant la fugitive ne fut pas reçue à l’hôtel Dessein comme l’avait été la grande dame. Dessein ne se souciait pas d’une pensionnaire embarrassante, accoutumée à ne rien ménager et à laquelle il fallait faire crédit. Il haussa légèrement les épaules.
    - Je suis très honoré, milady, certainement, mais combien je suis malheureux, ma maison est pleine. Si j’avais été prévenu des intentions de milady, je lui aurais conservé son appartement ordinaire ; mais, en ce moment, j’ose à peine l’avouer à sa seigneurie, une seule chambre, à un sixième, est tout ce que je puis lui offrir.

    La duchesse harassée de fatigue accepta pour ne pas avoir la peine de chercher ailleurs. Elle fut récompensée de sa patience, car le lendemain, Dessein ayant appris qu’elle avait seulement perdu son titre, mais que sa fortune lui restait, monta en toute hâte à sa tour, lui dit, le bonnet à la main et la contenance humble, qu’il ne pouvait laisser Sa Grâce dans un logement aussi indigne d’elle, qu’il avait renvoyé le locataire de son appartement ordinaire, et qu’il la suppliait d’y descendre, si elle ne voulait pas le réduire au désespoir.

    - Ah ! ah ! maître Dessein, aujourd’hui c’est Ma Grâce, hier c’était Sa Seigneurie, je m’attendais à recevoir aujourd’hui de l’honneur et demain rien du tout. Il paraît que le vent change. Je ne vous réduirai point au désespoir, je descendrai dans cette belle chambre, et vous serez tout aussi fier, tout aussi heureux que par le passé de recevoir la duchesse de Kingston.
    - Madame la duchesse, tout le logis est à la disposition de Votre Grâce.

    Voilà le monde représenté dans le sieur Dessein, aubergiste de Calais, et voilà Elisabeth Chudleigh peinte dans un seul trait : malgré cette impertinence qu’elle avait parfaitement sentie, elle prêta à ce Dessein pendant son séjour à Calais vingt-cent mille francs qu’il ne lui a jamais rendus. C’est là une bonté stupide ; pourtant il faut être juste, c’est surtout la bonté de l’insouciance.

    En quittant Calais, elle se rendit à Munich, pour retourner à Vienne et de là à Rome. Elle trouva à Munich l’électrice douairière de Saxe, son amie, en visite chez son frère l’électeur de Bavière. Cette princesse et le prince Ratziwil la comblèrent de soins et d’affection, pour lui faire oublier ses chagrins. L’arrêt qui la frappait était si étrangement rendu que, tout en cassant le mariage, il maintint le testament fondé sur ce seul mariage, et laissa à la duchesse l’immense fortune de son marie. Les neveux en furent donc pour leur peine, ils ne touchèrent pas un liard.

    L’électeur de Bavière la nomma comtesse de Warth. Elle n’en conserva pas moins le titre de duchesse, excepté en Angleterre, où on la traitait de comtesse de Bristol ; excepté aussi à Vienne, cependant. Elle arriva dans cette ville en octobre 1776, mais elle ne put jamais obtenir de l’impératrice Marie-Thérèse, ni de son fils Joseph II, d’être reçue comme telle à la cour.

    Avant le procès qui lui fut intenté, elle avait fait un voyage en Russie, et la czarine l’avait reçue avec distinction. Elle y était arrivée dans un superbe vaisseau qu’elle avait fait construire exprès, et où se trouvaient toutes les commodités possibles. Elle y était aussi bien que dans son hôtel. Elle avait apporté avec elle des tableaux magnifiques provenant de la galerie du duc et dont elle fit présent à Catherine II. Elle avait acheté une terre en Russie, près de Narwa, dans l’espoir d’être dame à portrait, mais on n’accorde cet ordre qu’aux Russes exclusivement. Ce fut une déception, car elle enviait beaucoup cette distinction.

    Le changement qui se fit alors dans la manière de Catherine à son égard, et la froideur qu’elle lui témoigna, la décidèrent à partir pour l’Italie, confiant ses intérêts et sa terre à un seigneur russe nommé Garnoffsky, avec lequel elle s’était intimement liée.

    Le prince Ratziwil, qu’elle avait connu à Munich, s’y était réfugié pour s’être révolté contre le roi de Pologne, qui avait mis sa tête à prix. Plus tard il fit sa soumission et obtint de rentrer dans ses terres. La duchesse avait promis de l’y aller voir, ce qu’elle fit en effet. Ce fut encore un beau temps pour elle ; bien qu’elle eût depuis longtemps passé l’âge de la jeunesse, le prince en devint éperdument amoureux. Il l’aima comme à vingt ans, passant sa vie à ses genoux, attendant la vie ou la mort de son sourire. Il lui offrit sa main et son immense fortune, la suppliant de les accepter. Elle refusa. Le prince était certainement un très grand seigneur, mais elle ne se souciait point de ce pays sauvage ; on lui eût offert le trône de Pologne qu’elle l’eût refusé de même.

    Le prince donna des fêtes à son idole ; elles durèrent quatorze jours et coûtèrent deux cent cinquante mille livres. Il fit construire exprès des maisons de bois que l’on meubla magnifiquement à la mode champêtre et que l’on couvrit de feuillages. Il y eut autour de cette ville factice un combat simulé, on en fit le siège, on le défendit, les bombes et les boulets étaient des pièces d’artifice. Le soir, la ville fut prise et brûlée en entier selon les règles, ce qui produisit un magnifique spectacle et coûta seul cent vingt mille livres. On dansa au milieu de tout cela ; le bal fut splendide. Les raretés du souper venaient de plusieurs centaines de lieues par des estafettes.

    Une autre fois il y eut chasse aux flambeaux et à l’ours. Les chasseurs étaient entourés d’un régiment de hussards portant des torches. Ils formaient un grand cercle dans la forêt ; on n’a jamais vu un spectacle plus magique et plus saisissant. L’ours effrayé fut forcé en très peu de temps sans danger pour personne.

    Le pauvre prince Ratziwil en fut pour ses frais et pour ses soupirs ; elle ne consentit point à l’accepter pour mari. Les grandeurs ne plaisaient à son imagination blasée que quelques instants ; elle ne pouvait se résoudre à passer sa vie loin des arts, loin de la conversation, dans ces forêts, parmi les Sarmates vêtus de peaux de bêtes. Il eût fallu aimer passionnément un homme pour lui faire ce sacrifice, et, disant la duchesse, cet homme fût-il roi, fût-il jeune, fût-il beau et spirituel à miracle, devrait remercier à genoux la femme la plus ordinaire qui quitterait Paris et Londres pour le suivre dans un semblable pays.

    D’ailleurs la duchesse avait passé la saison de la tendresse, son cœur était mort, avait souffert deux fois, et cette souffrance l’en avait guérie. Elle aima sincèrement et fortement le duc de Hamilton ; elle eût donné tout au monde, excepté ses succès peut-être, pour lui appartenir à jamais. On sait comment elle en fut séparée. Cette blessure ne fut pas la plus forte cependant ; il en est une autre qu’il lui faut avouer, et qui devint le chagrin le plus réel de sa vie. Je la raconterai avec quelque détail, parce que ce fait, mal connu dans le monde, lui a attiré le seul blâme dont elle se soucie, celui de s’être abaissée et d’être descendue de son rang pour un amour indigne d’elle, ce dont elle est parfaitement incapable, bien que ce ne soit malheureusement que trop vrai.

    Dans son premier voyage d’Italie, lorsqu’elle était à Rome la véritable souveraine du pape et des Romains, on lui annonça un jour, un seigneur nommé Warta, prince d’Albanie, dont la ville entière raffolait, et qui était certainement la plus belle créature que Dieu eût jamais faite. Il portait un costume resplendissant d’or et de pierreries, il était toujours armé jusqu’aux dents et des plus belles armes du monde, dont il se servait très adroitement. La duchesse, à quinze ans, avait été sans aucun doute la plus belle femme de l’Angleterre, où il y en a tant de belles, mais il lui restait, malgré son âge, assez de charmes pour qu’elle pût se croire aimée sans s’abuser. Le prince Warta avait un esprit aussi fin que brillant, une conversation piquante et variée. Il montrait des sentiments généreux et nobles, un amour de sa patrie, une haine de l’oppression, enfin tout ce qui pouvait plaire à une femme. Élisabeth l’aima, elle l’aima plus qu’elle n’avait aimé le duc de Hamilton, dans son bel âge. Elle l’aima de toute la tendresse d’un cœur sur son déclin, elle l’aima follement, au point de se décider à faire pour lui ce qu’elle avait refusé au prince Ratziwil. Leur mariage fut convenu, elle consentit à s’expatrier, à courir les chances d’une guerre, à laquelle elle consacrait sa fortune comme une extravagante. Le prince d’Albanie voulait conquérir de la gloire, secouer le joug de l’étranger et devenir un héros.

    Il quitta la duchesse pour aller en Hollande trouver messieurs des États généraux et leur offrir vingt mille Monténégrins, les hommes les plus braves du monde entier, pour les aider dans leur guerre contre l’Empire. Il devait les commander, il devait devenir l’homme le plus célèbre du siècle et ajouter l’auréole du triomphe à celle de sa jeunesse. La duchesse avait la tête trop folle pour ne pas accepter ces chimères et les adopter toutes. Cet homme possédait un tel don de persuasion, il était si séduisant, ses paroles étaient si dorées et si entrainantes qu’il convainquit jusqu’aux États généraux de Hollande, ces esprits étroits et justes. Ils prirent des renseignements, et ces renseignements confirmèrent les assurances, il fut accepté. Comment la duchesse de Kingston aurait-elle mis en doute ce que les États de Hollande reconnaissaient ? Elle reçut des lettres brûlantes de celui qu’elle aimait, lui jurant qu’il deviendrait digne d’elle, ou qu’elle ne le reverrait jamais.

    Cependant l’ambassadeur de Turquie en France avait aussi pris des renseignements sur le prince Warta, et s’étant adressé apparemment à des sources plus certaines, il apprit que cet homme, si remarquable sous tous les rapports, pour lequel la nature avait été si prodigue, n’était qu’un misérable aventurier grec, échappé de Constantinople où il avait subi une condamnation pour vol. Il était de plus renégat, et à deux reprises différentes. L’ambassadeur prévint de suite messieurs des États ; le soi-disant prince fut arrêté, au moment où il s’y attendait le moins, et conduit en prison. Son désespoir fut horrible, mais concentré. Il ne répondit pas un mot à ceux qui l’interrogeaient, ne nia rien, n’avoua rien, et se laissa enfermer dans son cachot, sans opposer la moindre résistance. Le lendemain matin on le trouva mort, empoisonné par une bague, qu’il portait toujours sur lui, pour cet usage. Dès longtemps il s’y attendait. Près de lui il y avait une lettre adressée à la duchesse de Kingston. Cette lettre fut envoyée sans avoir été ouverte ; on respecta le secret d’une femme.

    Lorsque la duchesse apprit cette déconvenue, son cœur faillit se briser, et sa fierté fut tellement blessée qu’elle en crut mourir. Cette même fierté lui donna le courage de cacher cette impression ; elle ne cessa pas un instant de recevoir et de voir du monde ; elle ne permit pas à son visage d’exprimer la moindre souffrance, et sortit victorieuse encore de cette épreuve. Mais combien elle fut malheureuse ! combien elle eut à refouler de larmes !

    dater de ce moment, elle ne voulut pas rester à Rome ; c’est alors qu’elle se rendit en Russie. Depuis lors elle n’a plus aimé.
    J’espère qu’on ne trouvera pas ce récit trop long ; quant à moi, il m’a vivement intéressée. J’ai voulu le transcrire en entier dans ces Mémoires, où je le laisserai, à moins qu’il ne soit publié ailleurs, car on a dû le retrouver dans les papiers de la duchesse de Kingston.

......

    Je suis allé à Versailles pour quelques heures ; je voulais parler à madame de Mackau. En revenant, je fis des visites à madame la duchesse de Bourbon, à madame la duchesse d’Orléans, à la duchesse d’Arembert et à la duchesse de Kingston, chez qui nous avons soupé. Sa table est des plus renommées ; elle était fort gourmande, et on faisait chez elle une chère exquise. C’était réellement une femme extraordinaire ; elle savait peu, mais un peu de tout. Ayant vécu avec tous les beaux esprits, tous les savants, tous les illustres de l’Europe, elle avait glané sur tout, et elle s’était fait une conversation qui trompait la première fois. Son grand usage du monde, son esprit infini, lui donnaient un éclat et un brillant indicible. Elle racontait de la façon la plus pittoresque, la plus vive, la plus inattendue. Son imagination était un prisme où tout se reflétait, et qui étincelait par toutes les facettes.

    N’écoutant que sa seule volonté, elle se moquait des idées reçues. Altière et opiniâtre, sa mobilité passait toute idée ; on ne la retrouvait pas la même à une heure de distance. Ses passions se mobilisaient comme ses idées.

    Et cependant elle avait l’âme noble. En 1785 elle apprit que le neveu du duc de Kingston (celui-là même qui voulait lui enlever son immense fortune en lui intentant ce procès), elle apprit donc qu’il se trouvait à Metz dans la misère, et couvert de dettes qu’il ne pouvait payer. Celui qui lui apprit cette nouvelle crut lui être agréable ; mais son visage changea sur-le-champ ; elle s’inquiéta de son adresse positive, et lui fit dire qu’elle avait oublié le mal qu’il lui avait fait, les injures qu’elle avait reçues, qu’il pouvait la regarder comme une amie, et qu’elle le sortirait de son horrible situation.

    En effet, elle partit pour Versailles, elle vit le roi, elle obtint de lui la cessation des poursuites, arrangea pour cet ennemi une maison dans les environs de Paris, et lui fit une pension pour qu’il pût vivre dans l’aisance. Ce trait fut beaucoup loué ; il devait l’être.

    Elle était bienfaisante. Tant qu’elle vécut, il n’y eut point de pauvres à Calais ; elle les comblait de toutes les manières.

    Nous la fîmes causer à ce souper chez elle. Elle regrettait par moments l’Angleterre, et parlait d’y retourner. Le souvenir des injustices dont elle avait été victime l’en empêchait. Puis ses amis étaient morts.

    Ce n’est pas la peine, ajouta-t-elle, de chercher des tombeaux, on en porte assez dans son cœur.

    Elle aimait Paris, parce que c’est le lieu du monde où les absents reviennent le plus. Elle se plaisait dans ce bel hôtel de la rue Coq-Héron, qui s’appelait autrefois l’hôtel du Parlement d’Angleterre, qu’elle a loué pour sa vie, où elle recevait la société la plus brillante et la plus curieuse, en grands seigneurs, en artistes et gens d’esprit de toutes nations.

    Je ne retournerai pas en Angleterre décidément, disait-elle quelquefois ; les Anglais cherchent le plaisir sans le trouver, les Français le trouvent toujours san lui courir après.

    Elle faisait grand cas de Gluck, qui est mort à Vienne, en 1787, et qui était son ami. Elle lui dit adieu d’une manière touchante, et avec le pressentiment de ne plus le revoir. Le départ et la mort de Gluck laissèrent un moment le champ libre à Piccini, mais celui-ci trouva bientôt un nouveau rival dans Sacchini ; toutefois, Gluck les effaçait tous les deux, de l’avis presque général.

    la tête des gluckistes étaient la reine, l’abbé Arnaud et Snard.
    À la tête des piccinistes, Marmontel, La Harpe, Ginguené.
    Piccini était la mélodie et la suavité ;
    Gluck, l’harmonie et la puissance.

    Pour en revenir à la duchesse de Kingston, elle nous montra après souper tous ses bijoux, ce qui était une véritable curiosité ; le trésor de Sainte-Marie, à Venise, n’est pas plus riche. Nous vîmes un gros diamant, d’une eau superbe, qu’elle compte laisser au pape.

    Un collier de chatons magnifiques destiné au duc de Newcastle.

    Une garniture de pierreries variées, d’un prix inestimable, léguée à la czarine.

    Enfin, la chose la plus curieuse et la plus rare : de superbes boucles d’oreilles et un collier de perles, ayant appartenu à la célèbre comtesse de Salisbury. Elle les voulait rendre à la comtesse de ce nom.

    Les yeux étaient éblouis de ces trésors, rangés avec un soin tout particulier dans des écrins étiquetés et numérotés, tant ils étaient nombreux ; tout le chagrin et le galuchat de la terre étaient dans ses armoires.µ

    Pour finir ce qui la concerne, j’ajouterai qu’elle acheta Sainte-Assise, ou Saint-Port, après la mort de M. le duc d’Orléans, et qu’elle y fixa sa résidence d’été.

     Ce fut un état de maison princier. Elle paya cette terre un million quatre cent mille livres ; mais dès la première semaine de son arrivée, elle fit tuer et vendit des lapins pour sept mille francs.

     Elle y mourut le 28 août 1788, à soixante-huit ans révolus, d’un vaisseau rompu dans la poitrine. Son testament fut aussi bizarre que sa vie, ses héritiers cherchèrent à le faire casser ; je ne sais s’ils y ont réussi.





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